Pauvre Saartje. Exposée au voyeurisme et à la perversité de ses contemporains, moquée, tripotée, examinée, disséquée, dans un interminable bégaiement, elle finit, au terme de cet éprouvant calvaire, écrasée par la majuscule du Sujet de Kechiche, qui n’aura pas même pris soin d’en faire un personnage. Décidément, personne ne s’occupe d’elle. Personne ne la voit autrement que comme un instrument – au service de plaisirs, de vices, ou d’une cause, y compris juste, c’est pareil – pas même le cinéaste. C’est triste.
Vénus noire dévoile brutalement les limites de la méthode Kechiche. En un film, son fragile château de cartes – avec cette image acquise et complètement délirante de sauveur du cinéma français – s’écroule. Cette méthode, on la connaît : elle consiste à exténuer la scène, à la pousser dans ses derniers retranchements, à en rajouter toujours un peu plus, comme pour voir jusqu’où « ça tient ». Cela conduit à une sorte de transe, où le langage s’emballe, où les corps exsudent et où la caméra branle. Oui, elle branle, car où nous porte ce naturalisme frénétique, si ce n’est, par le ressassement, par ces continuels mouvements de va-et-vient, à une extase vériste, à un jaillissement d’essence (une pseudo-vérité des comportements), enfin, à un épuisement ? Fin de la scène, début de la suivante. Pour bien comprendre la méthode Kechiche, il faut saisir son énergie masturbatoire, avec ses attouchements préliminaires, sa frénésie, son éjaculation et sa petite mort.
Tant que cette méthode s’appliquait aux dilatations et compressions de la langue, tout se passait plutôt bien : la langue cachait la méthode. Mais dès lors qu’elle s’attaque à une logique spectaculaire, comme pour en démonter le fonctionnement, on constate que l’outil n’est plus adapté à la tâche. Pire : qu’il y a, entre méthode et intention, entre l’outil et la tâche, « conflit d’intérêts » et que leur rencontre s’avère contre-productive. Exciter le réel pour en faire jaillir la sauce, voilà qui pose, tôt ou tard, à un cinéaste, la question de son propre rapport à la pornographie. Mais cette question suppose qu’on connaisse précisément ce lieu incandescent du spectacle qu’on appelle « ob-scène » : à la fois point aveugle et piège pour celui qui s’y réfugie trop longtemps. Kechiche, visiblement en méconnaissance de cause, y saute à pieds joints.
Vénus noire retrace le parcours en Europe de Saartje, femme callipyge issue de la tribu des Bochimans, amenée d’Afrique du Sud par un Afrikaaner sans scrupules, entrepreneur de spectacles bas de gamme qui la traine de foire en salon bourgeois, de cabinet scientifique en maison close et l’expose aux yeux de tous en sauvage agressive mais diablement excitante. On est amené à suivre sa lente déchéance dans cette jungle du regard où le regard, uniformément supérieur, enfonce ses traits profondément dans les chairs, en retirant à chaque fois un peu de la vie. Et on suivra Saartje jusqu’à sa dissection, sur la table du scientifique Cuvier, soucieux de conserver ses curieux organes génitaux dont les lèvres s’étendent en tablier. Le drame du personnage, c’est qu’il ne peut s’établir entre le monde et lui qu’un rapport spectaculaire – que Kechiche, par la multiplication des plans de réaction, tente de convertir en rapport spéculaire : « Vous, spectateurs, suspects parce que spectateurs, avez-vous bien jaugé votre regard ?» D’ailleurs, le film n’est qu’une longue réitération de la même scène, au moins une dizaine de fois. On fait venir Saartje sur scène (c’est-à-dire, devant tout le monde), elle effraie un peu le public, qui est ensuite amené à jouir de ses évidents attributs érotiques, lors d’une danse bondissante ou, simplement, en venant les tripoter. C’est dire si, en ne lui accordant presque aucune extériorité (un quelconque hors-scène) – à un moment, elle va s’acheter un chapeau, puis, un scientifique lui tire le portrait – Kechiche enferme lui-même Saartje dans une spirale spectaculaire. Il n’en fait justement qu’une pure extériorité. Un individu hors-norme qui, par sa non-conformité, s’expose. Un corps qui se montre. Un monstre. Vous avez compris ? Le coupable, c’est vous.
C’est un truc de petit malin, une astuce mais, à la rigueur, pourquoi pas ? Seulement, Kechiche refuse le « freak show », dont la morale, bien réelle, aurait pu le sauver. Non, la caméra de Kechiche coupe le monde en deux. D’un côté les voyeurs – qu’on peut aussi bien appeler les racistes – qui nous présentent un émincé de faciès abominables, crispés par la peur ou le désir. De l’autre Saartje, seule dans la foule, isolée dans son environnement, et lancée dans une inexorable entropie (elle fume et boit, trop, pour oublier), dont la danse extatique serait une image. Or, on a l’impression que Kechiche regarde Saartje du même endroit d’où il regarde son public. Du coup, son regard, forcé de changer de registre à chaque coupe (pour ou contre), manque d’élasticité et ne sape jamais, quand il se pose sur Saartje, sa logique spectaculaire. Le spectateur est amené à jouir, avec le public du film, avec Kechiche, de l’érotisme, de la beauté troublante, de la superbe « monstruosité » de Saartje, qui consiste à donner une ampleur inédite à TOUS ses fétiches sexuels (seins, fesses et sexe). Il y a là, soit comme une ambiguïté intenable, soit comme une énorme contradiction. Du coup, le spectateur est pris au piège – ce piège que plus tôt nous appelions « ob-scène », littéralement la place de Kechiche : il ne dispose d’aucune liberté. Il ne peut plus juger de quoi que ce soit, puisque c’est le film qui, à ce moment, le juge, le scrute de loin, comme pour le prendre la main dans le sac. Vénus noire est un procès dont le spectateur est l’accusé. Ce que tendent à prouver les ignobles images documentaires de la fin – le retour des restes de Saartje en Afrique du Sud, après avoir été exposés en France jusqu’en 1974 – chantage à la culpabilité collective pour un film qui, comme l’Indigènes de Rachid Bouchareb, ne semble viser qu’à la négociation d’un fonds de pension. Un film qui sera immanquablement instrumentalisé, qui, d’ailleurs, ne vit que pour ça.