On le sait, la gestation du nouveau film de Xavier Dolan fut difficile : nombreuses heures de rushes, actrice coupée au montage (Jessica Chastain), accueil glacial au Festival de Toronto, etc. Le montage final, qui brasse un ensemble de voix et de temporalités, témoigne ainsi d’un processus chaotique qui explique la médiocrité du film, où les tropismes dolaniens (flous, ralentis, séquences clipesques) se fondent dans un académisme ripoliné, incluant de nombreux plans de coupes de vues aériennes de New York ou encore un fondu d’un visage sur une lettre lue et maculée de larmes. Reste que ce montage relève moins du rafistolage maladroit, là pour faire tenir ensemble des bouts de films exogènes et une galerie de personnages trop fournie, qu’il ne suit un tracé problématique. Le film est conté depuis au moins trois points de vue : 1) celui de Rupert Turner, acteur d’une vingtaine d’années, qui confie dans une interview l’histoire de son enfance dont il a tiré un livre 2) celui du même Rupert, âgé de 11 ans (joué par Jacob Tremblay), apprenti acteur qui, secrètement, entretient une correspondance avec son idole, le séduisant et torturé John F. Donovan (Kit Harington) 3) celui dudit Donovan, star du petit écran (il joue notamment dans un ersatz de Buffy contre les vampires), qui cache au reste du monde son homosexualité. Cet entrelacement contribue à faire du film une sorte d’autoportrait fragmenté de Dolan lui-même, dont le regard passe par trois médiums et trois facettes distinctes : l’auteur d’un livre, qui se confie intimement et tente de justifier la légitimité de son entreprise face à une interlocutrice questionnant la banalité et le narcissisme potentiels de son récit ; l’enfant fétichiste et rêveur, follement admiratif d’un acteur ; la star tourmentée, qui tente difficilement de s’accommoder de sa persona et des réactions du monde médiatique, tout en se demandant s’il mérite au fond cette notoriété à la fois désirée et mortifère.
La dernière pièce de l’autoportrait
C’est à cet endroit que le film se révèle assez désagréable : ce qui rapproche John et Rupert repose finalement moins sur une amitié jamais concrètement dépeinte que sur un « destin » commun, fondé sur les mêmes origines (la différence, un rapport d’amour complexe avec une mère) et convergeant vers un même horizon (la célébrité) qui octroie, au passage, une légitimité de parler de soi (tout l’argumentaire de Rupert adulte face à cette journaliste politique qui raille la gravité des événements décrits). Ce narcissisme culmine dans une séquence où Donovan se demande, sans que l’on sache trop pourquoi, s’il n’aurait pas usurpé sa position, avant que son interlocuteur lui réponde qu’il n’a simplement pas pu prendre à quelqu’un d’autre une place qui n’était destinée qu’à lui seul. On pourrait toutefois arguer que si Dolan a toujours fait preuve d’un égo surdimensionné, son narcissisme est contrebalancé par une attention à l’autre, aux actrices et acteurs qu’il filme avec bienveillance et générosité. Or le film organise précisément, à au moins quatre occasions analogues, la mise en scène de ce regard du réalisateur par le truchement d’une des figures féminines qui gravitent autour des deux héros (les regards de Natalie Portman, Susan Sarandon, Tandy Newton et Kathy Bates). Face à la joie ou la tristesse de John et de Rupert, un raccord révèle des yeux emplis de compassion, de fierté ou d’amour. Le procédé, parfaitement systématique, réduit l’élan des protagonistes à une pose relevant de l’automatisme, voire de l’artifice (cf. la séquence où le personnage jusqu’ici caricatural de l’imprésario de John, jouée par Kathy Bates, lui explique les raisons de leur rupture professionnelle), tout en mettant en abyme le regard même du cinéaste. Ces effets de montage, emphatiques et pour le moins appuyés, complètent ainsi indirectement l’autoportrait auquel s’attelle tacitement le montage, achevant de faire de Ma vie avec John F. Donovan le film le plus égocentré de son auteur.