Xavier Dolan agace. Quelques jours après la sortie en salles de l’ampoulé Tom à la ferme, on apprenait que Mommy, son nouveau film, était carrément sélectionné pour concourir à la Palme d’Or. Les soupçons d’imposture étaient amplifiés du fait qu’en seulement quatre longs-métrages, le jeune réalisateur de vingt-cinq ans n’avait jamais cessé de trahir la volonté un peu trop appuyée d’être reconnu comme un esthète formaliste enfin devenu adulte, loin de l’adolescent bricoleur qu’il incarnait avec un peu plus d’authenticité dans J’ai tué ma mère, son premier long-métrage. Cette sélection inattendue fut un camouflet pour les détracteurs convaincus que Dolan n’était qu’un effet de mode, incapable de proposer autre chose qu’un malin jukebox vidéo-clipé, parfois soutenu par un scénario au souffle romanesque indéniable (Laurence Anyways). Si on sent un nouveau virage dans Mommy, le film ne risque pas pour autant de faire l’unanimité parmi les réfractaires. Ce qui fait la particularité des films de Dolan n’a pas du tout disparu : bande-son saturée de tubes pop (Counting Crows, Dido, Lana Del Rey, Oasis, etc.), multiplication des ralentis, des jeux sur le cadre et son format, crises d’hystérie à répétition, etc. Sauf que dans le cas présent, ce remplissage apparent est l’inattendu contrepoint d’un vide qui ne dit pas son nom, de multiples deuils qui ne s’accomplissent jamais et d’une idée du bonheur qui prend la tangente dès qu’on croit l’approcher.
On ne change pas
Les trois personnages que Dolan met en scène sont prisonniers de leur passé : il y a d’abord Diane (Anne Dorval), la mère gouailleuse de Steve (Antoine-Olivier Pilon), adolescent souffrant de troubles psychiatriques, qu’elle est contrainte de reprendre chez elle après un long séjour dans un institut spécialisé qui s’est soldé par l’incendie de la cafétéria. Il y a ensuite Kyla (Suzanne Clément), voisine d’en face d’apparence calme mais qu’un récent trouble de la diction trahit dans sa grande fragilité psychologique. Dans Mommy, il y a une évidente corrélation entre les expériences passées qui façonnent chacun des personnages et la manière dont ces derniers vont tenter de s’en détourner pour s’offrir l’illusion d’un champ des possibles. Et c’est dans cette dimension factice parfaitement assumée que le réalisateur parvient à atteindre quelque chose d’extrêmement sensible dans chacun de ses personnages. Plus que dans n’importe quel autre des films de Dolan, chanter des tubes populaires est autant le moyen d’exprimer quelque chose d’intime tout en tentant de renaître au monde : c’est le cas de la taciturne Kyla qui s’adonne à une expérience libératrice en donnant de la voix sur une chanson de Céline Dion au statut de « trésor national » et au titre trop explicite («On ne change pas») pour ne pas trahir une dissonance entre des paroles à l’évidente universalité et une expérience individuelle. Ce sera par contre un échec pour Steve lorsqu’il se risquera à s’époumoner en public sur «Vivo per lei» d’Andrea Bocelli dans le seul objectif d’attirer l’attention d’une mère peu réceptive à ces sensibilités trop volontaristes.
Consolation
Le danger pour Xavier Dolan serait de succomber à son entreprise de séduction et de ne pas réussir à prendre l’ascendant sur le film. Le fait est que Mommy, pour des raisons sur lesquelles il conviendrait de revenir à froid, bouleverse comme aucun autre film du réalisateur québécois. Au-delà du tour de force des deux comédiennes principales, il y a dans ce cinquième long-métrage un mouvement désespéré pour se soustraire au désenchantement adulte, la tentative perdue d’avance de se consoler d’une perte tellement immense qu’elle pourrait tout aspirer sur son passage. La mise en scène de Dolan n’hésite pas à foncer tête baissée dans le tourbillon mélancolique généré par l’association de ces trois âmes orphelines (comme dans cette fabuleuse scène où tout semble prendre une tournure idéale pour le jeune Steve sous le regard bienveillant de ses deux mères) pour mieux lui résister. La dernière partie du film prouve d’ailleurs que celui-ci privilégie les mouvements contradictoires et que toute résolution des enjeux dramatiques est au mieux une utopie, au pire une imposture. On n’attendait plus de la part de Dolan une telle lucidité.