Matthias et Maxime peut-il être considéré comme un nouveau départ pour le cinéma de Xavier Dolan ? Oui, si l’on s’en tient à l’approche renouvelée des personnages que le film semble adopter : les scènes de groupe qui le ponctuent exaltent en effet un sentiment de communauté inédit chez le cinéaste. En opposition à des modèles familiaux étouffants, la communauté n’existait jusqu’ici chez Dolan que sous la forme d’un lieu d’épanouissement des marginaux, dont l’exemple le plus évident est la maison de Mamy Rose dans Laurence Anyways. Dans son dernier film, elle est moins figurée à travers un partage équitable des séquences que par la représentation d’une parole en constante mobilité et dont l’énergie est particulièrement sensible lors des premières minutes du film. Il en va ainsi d’une séquence de pari décisive dans l’intrigue où la frénésie du montage et les changements constants de la mise au point tentent de rendre compte de la vivacité des échanges, tandis qu’est mise en exergue la singularité des différents protagonistes – cf. l’origine du pari, à savoir un tic de langage de Matthias (Gabriel d’Almeida Freitas) qui laisse transparaître son goût excessif du contrôle. Cette scène traduit surtout un horizon d’écriture renouvelé, dans la mesure où l’éloge du collectif et de l’amitié rompt avec l’opposition qui structurait ses films précédents entre un individu défini comme « unique » et un groupe social aux normes oppressives.
Une scène assez étrange coupe néanmoins court, vers la fin du film, à cette nouvelle dynamique. Après avoir fougueusement embrassé Matthias pour la seconde fois, Maxime (Xavier Dolan) est allé noyer ses remords dans l’alcool. Dans les toilettes d’un bar, face au miroir, le jeune homme vomit, puis efface d’un geste de la main la grande tâche de vin qui recouvre la moitié de son visage. À première vue, rien dans le plan ne permet de faire de cette disparition un événement : le geste de Maxime est capté d’un seul tenant en caméra portée, de manière à invisibiliser le trucage et la coupe. C’est pourtant l’effet contraire qui se produit, car la disparition de la tâche jure radicalement avec l’ambition « réaliste » que semble nourrir le reste du film. La scène pourrait certes passer pour un exemple isolé des nombreuses digressions métaphoriques dont le cinéaste parsème ses films depuis ses débuts (telle cette scène de Laurence Anyways où Suzanne Clément reçoit littéralement des trombes d’eaux à la lecture du recueil de poèmes de son ancien amant), la marque sur le visage de Maxime symbolisant à l’évidence la honte qu’il ressent vis-à-vis de ses origines sociales (absence de père, mère toxicomane, etc.). Reste que la disparition de cette tâche de vin implique celle du maquillage de l’acteur – soit, précisément, le seul attribut qui permet de distinguer Dolan du personnage de fiction qu’il incarne. L’organisation spatiale du plan, centré sur l’opposition entre le corps de l’acteur et son reflet, invite ainsi à voir cette courte séquence comme un aparté où un interprète se défait littéralement de son masque et prend le pas sur le rôle qu’il incarne. Tout gratuit qu’il soit, ce « caméo » se révèle lourd de sens, car il rend palpable un symptôme de l’écriture dolanienne, à savoir l’égocentrisme du cinéaste québécois, qui ne peut s’empêcher de réintroduire sa propre figure dans ses fictions. Cette apparition est d’autant plus regrettable qu’elle fragilise considérablement le propos général du film (raconter l’histoire d’une amitié), car elle en fait un véhicule pour son réalisateur et acteur principal, censé rendre compte de sa capacité à endosser le rôle d’un personnage « normal » sans perdre la maîtrise de son projet.
Moi, contre les autres
Cette manière qu’ont les personnages interprétés par Dolan d’affirmer leur contrôle sur l’image constitue certainement l’une des constantes de son écriture. Prenons le début de son premier film, J’ai tué ma mère. Dès l’ouverture, le visage de Hubert Minel (Xavier Dolan) remplit la totalité du cadre, de manière à redoubler le contenu même de la scène, dans laquelle le jeune homme confesse la haine qu’il voue à sa génitrice, Chantal (Anne Dorval). Cette scène met ainsi en place un dispositif (fixité et frontalité du cadre, amateurisme assumé) qui sert avant tout d’écrin à l’égotisme du personnage, mais elle pose également en filigrane un enjeu de mise en scène qui traverse tout le film : comment inclure d’autres corps que celui du cinéaste-acteur à l’écran ? Parallèlement au déroulement de sa diégèse (le récit des démarches de l’adolescent pour s’entendre avec sa mère), le film pourrait ainsi se résumer aux différentes tentatives d’un jeune réalisateur pour appréhender la présence d’autrui à l’intérieur de son dispositif. Ce n’est donc pas un hasard si la représentation du conflit qui oppose Hubert à sa mère se double de la mise en concurrence des deux personnages à l’intérieur du cadre. Les premiers plans du film, à la suite du monologue de Hubert, développent en effet une dynamique de l’envahissement en deux temps : d’abord, par une accumulation d’inserts sur des bibelots qui renvoient tous au goût douteux de Chantal en matière de décoration d’intérieur ; ensuite, par un gros plan qui la montre en train d’avaler une orange et un bagel au ralenti. La juxtaposition de ces différentes images vient souligner que l’apparition d’un autre acteur que Dolan prend dans le film la forme d’une usurpation, le personnage de Hubert se voyant retiré ce qui lui revient de droit : se filmer.
C’est qu’à ses débuts, les films de Dolan ne traitaient que d’un sujet : l’écart entre la perception d’un personnage (souvent interprété par lui) et l’image que lui renvoie la réalité. Dans J’ai tué ma mère, le grief de Hubert contre Chantal peut se résumer à celui d’un fils qui ne reconnaît plus dans sa mère la femme avec qui il était « ami » durant son enfance, tandis que Les Amours imaginaires raconte la résistance qu’oppose le corps d’un être aimé aux regards amoureux de Francis (interprété par le cinéaste) et Marie (Monia Chokri). Dans les deux cas, la disjonction entre ce qu’on souhaite voir et ce qui est vu est mise en évidence dans des scènes où le point de vue des personnages vient supplanter l’action, de sorte que leur imagination efface l’image réelle au profit d’une autre qui s’accorde à leur désir. Dans J’ai tué ma mère, le procédé instaure un effet de contraste : par exemple, lorsque Chantal et une de ses amies partent faire des UV, Hubert les imagine en femmes exotiques entourées de bellâtres, dans un décor inspiré des autoportraits de Cindy Sherman. La célèbre scène de danse au son du morceau « Pass this on » de The Knife, au mitan des Amours imaginaires, se présente quant à elle comme une célébration d’un corps, celui de Nicolas (Niels Schneider), dont les postures sont prolongées par des images du David de Michel-Ange et des dessins érotiques de Jean Cocteau. Reste que, dans les deux films, la présence à l’écran des acteurs est subsumée sous la vision d’un personnage interprété par Dolan (Hubert et Francis) qui relaie explicitement le regard que pose le cinéaste sur ses acteurs.
Performance
Une scène bien connue de Laurence Anyways prolonge cette dynamique : pour se remettre de sa difficile séparation d’avec Laurence (Melvil Poupaud), Fred (Suzanne Clément) se rend à une soirée branchée où les invités rivalisent d’excentricité. Parmi les figurants qui la toisent lors de son arrivée, particulièrement triomphante, on reconnaît à nouveau le visage de Dolan, dont ce sera la seule apparition. Si le cinéaste remet une nouvelle fois en scène son propre regard, ce n’est plus pour substituer une image réelle à une autre fantasmée, mais afin de célébrer la flamboyance du personnage de Fred qui, deux plans plus tard, survole littéralement l’ensemble de l’audience. Que raconte au fond cette scène ? Que la dichotomie entre banalité et extravagance qui était au cœur de J’ai tué ma mère s’est résolue au profit d’une mise en scène entièrement baroque, au sein de laquelle l’existence des personnages se résume désormais à une constante performance. Si, à l’exception de Tom à la ferme, Dolan a ensuite disparu du casting de ses films jusqu’à Matthias et Maxime, ce retrait s’est accompagné d’une transformation de ses histoires, devenues des « fable[s] sur la résistance à la norme et l’affirmation de la différence ». À partir de Mommy, ses films pullulent de séquences où des personnages se mettent en scène sous le regard des autres pour rejouer sans fin la fierté du cinéaste face à ses acteurs (un exemple : la scène de Juste la fin du monde où Léa Seydoux et Nathalie Baye se mettent à danser sous le regard mélancolique de Gaspard Ulliel). Dans Mommy, le personnage de Kyla (interprété là encore par Suzanne Clément) opère cette transition lors d’une scène où Steve (Antoine Olivier Pilon) danse avec sa mère au son de « On ne change pas » de Céline Dion. Passant du statut d’être regardé à celui de regardant, l’actrice observe la chorégraphie de l’adolescent en reprenant la posture de Dolan dans la scène de Laurence Anyways : même visage se tournant vers la gauche, même regard porté vers le hors-champ, même cigarette à la main. En somme, le réalisateur exalte moins la marginalité de ses personnages que la capacité de ses acteurs à endosser les deux rôles qu’il s’est confié dès ses débuts : celui d’un comédien pour qui la sincérité passe par la mise en scène de soi et celui d’un spectateur qui se laisse griser par l’énergie des acteurs qui jouent en face de lui. On peut certes se laisser emporter par l’émotion que suscitent ces scènes, mais à la condition de ne pas perdre de vue qu’elles participent d’un exercice d’auto-célébration où Dolan se révèle à la fois juge et partie.