On peut détester cordialement les deux premiers films du soi-disant prodige Xavier Dolan et trouver un petit quelque chose à Laurence Anyways, un progrès, une ouverture, un regain de maturité. Il n’est pas même interdit de l’aimer très fort. Alors, évidemment, dans le détail, il y a beaucoup à jeter dans ce long film de deux heures quarante. Mais à terme, cette inégalité finit par servir son étonnante ambition biographique – dérouler du début à la fin l’histoire d’un couple, adossée à celle d’une époque, les années 1990 – faite naturellement de hauts et de bas, à la façon dont les rétrospections intimes accouchent de différentes intensités, de moments plus ou moins pertinents (la fiction est lancée et encadrée par l’interview de son principal personnage, Laurence). On y retrouve tels quels les tics de Dolan : passages clipés, dialogues volontaristes, influences trop prégnantes, à peine digérées. Le film use souvent de cet art de tapissier (selon les termes de Luc Moullet) que le jeune Québécois semble être allé puiser chez Almodóvar, période Movida, pas la meilleure. Ce n’est peut-être que l’insignifiant air du temps. C’est surtout une façon de se laisser traverser par les formes d’une époque, ses enveloppes, ses superficies – la mode, la musique pop, la déco – et, sans se retrancher dans les remparts de la haute culture, sans faire la moue, leur laisser la même place que celles qu’elles occupent dans nos vies, dans nos têtes.
On lira un peu partout que Laurence Anyways raconte l’histoire d’un homme (Melvil Poupaud) qui décide un beau jour de changer de sexe et de l’assumer aux yeux de tous, sans pour autant renoncer au couple extraordinaire qu’il forme avec sa compagne. Le film vaut surtout pour cet incroyable palais d’images, cette frénétique pyramide de couleurs, de sons, de postures, de robes et d’accessoires que Dolan dresse en l’honneur de Suzanne Clément, la bluffante interprète de Fred – révélation du Festival – l’amoureuse, l’amante, l’amie à la vie à la mort de Laurence. C’est plus qu’une déclaration d’amour, c’est un véritable piédestal de ralentis, de fumée de théâtre et de maquillage scintillant, une boule à facettes géante dont tous les reflets sont dirigés vers l’actrice, femme totale, terrestre, explosive, liste à rallonge de sentiments dans le style de celles que le couple se plaît à établir en s’amusant. Il faut voir sa tignasse de feu s’ébrouer dans un coup de colère, ses deux joues galbées entourer son beau visage de fruit rond et luire du sillon d’une larme, l’arrête saillante de ses paupières découper son regard comme un franc coup de hache, son pas décidé déchaînant une cascade de formes rebondies. Rien que pour elle, pour son goût des hommes, pour son acharnement à aimer Laurence malgré tout, le film de Dolan se justifie. Moins soucieux de tuer sa mère, le juvénile cinéaste a trouvé l’idole devant laquelle plier un genou et sur qui braquer sa caméra. C’est peu dire que ce jour-là, en salle Debussy, Suzanne Clément nous fit plus d’une fois tourner la tête.