C’est un fait. Xavier Dolan, l’enfant terrible du cinéma québécois, agace autant qu’il suscite l’admiration. Son premier opus, J’ai tué ma mère, l’a peut-être placé d’emblée trop haut dans le panthéon des nouveaux cinéastes sur qui compter. Dès Les Amours imaginaires, il montrait déjà les limites de son génie précoce, bien souvent parasité par une propension à se regarder filmer. Trop crâneur pour être sincère, en somme. Présenté à Cannes dans la section Un Certain Regard, Laurence Anyways se voudrait le film de la maturité (quand bien même le terme peut paraître galvaudé pour un réalisateur de vingt-trois ans). L’ambition est là : plus grave, plus long, plus de budget… et la présence de têtes d’affiches qui rejoignent certains visages connus du cinéma de Dolan. Mais est-ce suffisant pour réussir à réconcilier admirateurs et réfractaires au jeune cinéaste ? Autant le dire tout de suite, le pari n’est qu’à moitié gagné.
Laurence Anyways est un vrai film d’époque, celle des années 1990 avec tout son folklore fait de blousons en cuir et autres épaulettes. C’est dans ce cadre et au rythme d’une BO ultra-maîtrisée que Dolan décide de faire naître son premier personnage transgenre, à travers une histoire inspirée de la vie d’une collaboratrice de J’ai tué ma mère. Laurence (Melvil Poupaud) est professeur de lycée. Il file le parfait amour avec Fred (Suzanne Clément) jusqu’au jour où il lui annonce qu’il veut changer de sexe. À mesure que Laurence fait son « coming out trans » auprès de ses proches, Fred se rend compte que la naissance de cette nouvelle femme devra passer par son propre sacrifice.
En donnant délibérément à ses personnages principaux des prénoms androgynes, Dolan inscrit son film dans un brouillage des genres plus proches des théories « queer » que du carnavalesque «almodovarien». Lorsque Laurence parcourt, pour la première fois, le couloir du lycée dans un tailleur improbable, les cheveux rasés, grossièrement maquillé(e) et avec une seule boucle d’oreille, son allure est plus proche de la lesbienne virile que de la femme fatale. Il faudra attendre le milieu du film pour que Laurence prenne véritablement forme et découvre ses nouveaux attributs dans une relecture un poil vulgaire de la femme version secrétaire, tailleur Chanel en prime. De fait, l’approche du personnage de Laurence est clairement naturaliste. Melvil Poupaud (qui rappelons-le avait collaboré à Crossdresser, un documentaire sur les travestis réalisé par sa propre mère) ne force pas le trait. Il garde sa voix d’homme, ne surjoue pas la féminité et garde jusqu’au bout son statut « hors norme ». Dolan ne s’embarrasse pas de fouiller les motivations les motivations qui poussent Laurence à sa transformation. C’est à se demander si le sujet n’est pas trop lourd pour le réalisateur qui semble extérieur aux problématiques de son personnage. On est loin, en effet, de la grandeur dramaturgique et psychologique de João Pedro Rodrigues dans Mourir comme un homme.
Car ce qui intéresse Dolan, c’est plutôt la force provocatrice du personnage dans sa capacité à bousculer son environnement, son couple ou encore sa famille (notamment sa mère, interprétée par Nathalie Baye). La scène d’ouverture, quoi qu’un peu démonstrative, donne tout de suite le ton. On voit se succéder une suite de gros plans sur des badauds qui réagissent, pour la plupart hostilement, à la vue du transsexuel. Dans cet univers inhibiteur de testostérone ou le regard de l’autre est omniprésent, le masculin est rapidement mis au ban, comme s’il était la première bête à abattre : pour Laurence, évidemment, qui rejette son genre de naissance ; mais aussi pour les hommes qui gravitent autour d’elle et qui se montrent incapables de gérer la crise, soit parce qu’ils rejettent tout simplement le personnage (les collègues de travail), soit parce qu’ils manquent à leurs responsabilités (le père de Laurence qui refuse d’avoir une conversation avec son fils et préfère s’abrutir devant la télévision). Le constat du film reste, au demeurant, assez désenchanté. Comme le laisse entendre Fred, l’acceptation de Laurence n’est possible que dans des espaces réduits à la communauté gay (la Rue Sainte Catherine – l’équivalent du Marais à Montréal –, le groupe de personnages flamboyants qui recueillent Laurence après une agression), voire que dans la sphère privée. Autrement dit, pour vivre heureux, vivons entre nous ou vivons cachés. La mise en scène renforce cette idée, notamment par le parti pris d’une image carrée. Dans les scènes d’extérieur, ce choix de cadre accentue l’enfermement des personnages alors qu’en intérieur, il génère un espace de liberté dans des profondeurs de champs longilignes que l’on dirait héritées d’un décor d’Ozu.
Dans Laurence Anyways, on trouve à boire et à manger. Il faut dire que le film est long, trop long même. Il aurait sans aucun doute gagné à être resserré et à plus de simplicité. La déconstruction temporelle, même si elle peut se justifier par les désordres intérieurs de Laurence, est trop bancale pour être convaincante. On ne compte pas non plus les plans gratuits, faussement allégoriques (quoi que techniquement impeccables) qui plombent l’avancée du récit et ne semblent servir que l’égo du cinéaste. Certaines séquences, qui lorgnent vers l’esthétique « arty pub », risquent fort de faire grincer les dents. C’est aussi le premier film où Xavier Dolan n’apparaît pas. Si, dans ces précédents opus, son double cinématographique pouvait avoir quelque chose d’agaçant, il n’en était pas moins un vecteur comique indéniable grâce à des répliques au cordeau, merveilles d’ironie. C’est précisément ce qui manque, par moment, à Laurence Anyways : une once de légèreté et de spontanéité pour nous défaire de cette curieuse impression que le film se prend trop au sérieux, dans la mauvaise acception du terme. On en viendrait presque à espérer que le réalisateur rencontre très vite un véritable échec public et critique qui l’aide à se défaire de son statut de jeune prodige en continuelle démonstration pour mieux se concentrer sur l’essence même de son travail.
C’est d’autant plus étonnant (et rageant) que Dolan est capable de nous offrir de vrais moments de fulgurance. Ces instants volés de pur bonheur cinématographique, nous les devons en particulier à Suzanne Clément, véritable révélation du film. Parfaitement dirigée (dès J’ai tué ma mère, le réalisateur a prouvé sa capacité à tirer le meilleur de ses actrices), elle traduit avec beaucoup de force la complexité des sentiments de cette femme tiraillée entre l’affection profonde qu’elle porte à son amant(e) et son incapacité à gérer la « dénormalisation » de son couple. Le personnage se révèle à deux reprises : lors de la scène du restaurant, lorsque confrontée directement au regard extérieur, Fred explose dans une crise d’hystérie ; puis lorsque, quelques années plus tard, voulant donner une nouvelle chance à son couple, elle comprend que la seule issue possible est de vivre en vase clos, à l’instar des deux amis à qui ils rendent visite. Petit à petit, Laurence Anyways se décentre sur ce personnage et trouve son point d’ancrage dans cette femme en pleine crise de désamour. Et là où le personnage joué par Melvil Poupaud pouvait paraître, par moments, désincarné, Suzanne Clément réussit, elle, à véhiculer une rage émotionnelle et une complexité psychologique au plus près de la véracité des sentiments humains.