In Front of Your Face, le titre du dernier long-métrage de Hong Sang-soo, constitue peut-être une clef pour entrer dans cette œuvre aussi épurée qu’émouvante. Lors d’une entrevue avec un réalisateur, une ancienne actrice raconte le jour où, adolescente, elle a voulu mettre fin à ses jours. Son geste a été empêché au dernier moment par la découverte de la beauté du monde, tout ce qui apparaissait « devant son visage » prenant pour elle l’apparence d’une « épiphanie ». Pour rendre compte du rapport quasi phénoménologique que la femme entretient avec le réel, le film laisse une place centrale aux décors, dans un mouvement d’abandon à la plénitude de l’instant présent. La mise en scène s’attache ainsi à rendre compte de la profusion de la nature et de l’unité du cosmos, à l’occasion de quelques scènes où la comédienne se creuse un cocon dans des écrins de verdure. C’est par exemple le cas lors d’une courte entrevue avec une jeune femme dans un jardin, où l’actrice s’assoit sur un banc pour fumer une cigarette – et la caméra de panoter pour filmer, au premier plan, une feuille s’enroulant autour de sa silhouette. On pourrait résumer la trajectoire du film en un progressif mouvement de rapprochement, à la fois avec l’espace environnant, mais aussi avec une galerie de personnages que l’actrice n’a pas vus depuis de nombreuses années (elle revient en Corée après être partie aux États-Unis). Si, dans un premier temps, l’architecture des plans rend compte de la distance qui la sépare des autres (en arrière-plan de son entrevue houleuse avec sa sœur se dessine une série de lignes horizontales accentuant la distance qui les sépare), la majeure partie du film témoigne de sa progressive ouverture aux autres, notamment lorsqu’elle enlace successivement son neveu et une petite fille.
Abandonnant la structure répétitive (In Another Country) ou éclatée (Hill of Freedom, Grass) de ses précédents films, Hong Sang-soo atteint une forme d’épure dans la construction de son récit (parfaitement linéaire), qui n’entrave toutefois jamais le surgissement de l’émotion. Au fil de séquences parfois très longues, les détails qui peuplent chaque plan changent de signification, au gré de l’état d’esprit fluctuant des protagonistes. Si la richesse du film appelle à d’autres visionnages, on peut néanmoins décrire la manière dont un simple pot de fleur vient marquer discrètement les temps forts d’une scène-pivot (celle de la discussion avec le réalisateur). Dans une pièce coupée en deux par une ligne verticale, le cinéaste et l’actrice se trouvent de part et d’autre du plan, l’homme surplombant une armoire remplie de babioles tandis qu’une plante jouxte l’épaule de la femme. Cette opposition sommaire s’estompe toutefois au fil de la séquence, lorsqu’un léger recadrage place les fleurs au centre de l’image. À l’intersection des deux protagonistes, elle sert visuellement de jonction entre eux tandis que monte un désir partagé. En révélant son lourd secret, l’actrice jette soudain un froid sur la conversation et exclut le réalisateur ; la caméra zoome alors sur la jeune femme qui se perd dans ses pensées tandis qu’elle joue de la guitare. Par la répétition d’un même motif (striées horizontalement, les tiges de la plante ressemblent aux cordes de l’instrument), l’héroïne semble à nouveau se lover dans une bulle où elle oublie d’un coup toutes ses angoisses – ce que confirmera, à la fin du plan, un discret sourire. Si l’écriture de Hong Sang-soo s’est toujours attachée aux détails, rarement son économie de moyens est parvenue à susciter un tel panel d’émotions. C’est la bonne nouvelle de cette fin de festival : à mesure que son art « s’appauvrit » (au sens propre du terme, tant l’image numérique semble ingrate, sans les atours séduisants apportés en post-production), le cinéaste coréen gagne en profondeur et en maîtrise.