Chaque intrigue développée par Yorgos Lanthimos et son coscénariste Efthimis Filippou a quelque chose de profondément fascinant. Après Kinetta, son premier long non distribué en France, Canine avait en 2009 déroulé le cadre d’un enfer familial aussi singulier qu’oppressant. Aujourd’hui, alors que l’audacieux Alps sort sur nos écrans, le nouveau projet des deux acolytes grecs, The Lobster, récemment présenté au Festival de Rotterdam où il cherchait des financements, s’annonce comme une fascinante histoire d’amour. Ainsi, la maîtrise des deux scénaristes et leur capacité à proposer de passionnantes allégories n’est plus à démontrer. Ce qui est moins certain, malheureusement, est que l’alchimie s’opère avec la mise en images de ces intrigues. Alps, que nous avions découvert et peu apprécié à la Mostra de Venise en 2011, est un exemple probant de cette faiblesse.
S’il est des films auxquels on devrait se donner sans rien en savoir, ce sont bien ceux de Yorgos Lanthimos. Les intrigues qu’ils façonnent, les mondes dans lesquels ils s’installent fonctionnent en effet à l’écart de tous nos repères – contre nos repères, même. De parents tenant leurs enfants hors de la société dans Canine à ce groupe d’illuminés remplaçant des défunts le temps que leurs proches fassent leur deuil, l’étrangeté que déploient ces récits s’enracine dans une perte de repères généralisée. Les scénarios ne nous donnent jamais les clés des comportements des personnages – de là, d’une façon générale, la force du propos de Lanthimos.
Avec Alps, ce n’est plus de l’oppressant empire de la famille dont il est question, mais de la détresse émotionnelle de personnages censés pallier ce désarroi chez les autres. Alps : c’est le nom de ce groupe dirigé par Mont Blanc, qui loue ses services à ceux qui viennent de perdre un proche – les Alpes : montagnes irremplaçables, pouvant se substituer à toutes les autres. Leurs remplaçants ne leur ressemblent pas ? Pas grave : ce qui compte, c’est de combler le vide laissé par la mort, d’offrir une présence physique, de rappeler les habitudes et les idiosyncrasies du défunt, plutôt que de prendre à proprement parler sa place. Là où Lanthimos brouille les pistes c’est que, dès lors que les membres de ce cercle si spécial se trouvent hors du gymnase qui leur sert de QG, on ne sait pas s’ils jouent la comédie ou se trouvent effectivement avec leurs proches. La démarche est habile, le récit bien mené. Le personnage de l’infirmière, se distinguant comme la protagoniste de cette intrigue, profite de cette perte de repères pour prendre de l’ampleur. On le comprend vite : c’est leur propre manque que ces personnages hors du commun cherchent à combler en se prêtant à ce simulacre d’affection – bien au-delà de l’empire qu’exerce sur eux le mystérieux Mont Blanc. Alps dresse le tableau d’un désert affectif qu’aucune sincérité ne semble pouvoir combler. Ce que nous disent Yorgos Lanthimos et Efthimis Filippou, c’est que la comédie est perpétuelle, et pas nécessairement satisfaisante – car les seuls moments qu’on sait sincères, même s’ils sont parfois le résultat d’une négociation, sont ceux que connaissent les membres d’Alps entre eux.
Du jeu de rôles étendu qu’il a conçu, Lanthimos tire un récit maîtrisé – mais qui se perd, hélas, dans une mise en scène trop aride. Sans doute est-ce le résultat de l’âpreté du propos, qui ne laisse passer aucun espoir. La détresse qu’incarnent ces personnages (la jeune gymnaste, mauvaise actrice, qui rêve que son coach la laisse pratiquer son sport sur une musique pop ; ledit coach ; le tyrannique et violent chef de toute cette bande) donne à la mise en scène une pesanteur hermétique. Les corps malmenés, les visages insondables cristallisent l’inertie d’êtres désemparés – une inertie finalement communiquée au film lui-même. La rigueur du propos est doublée d’une austère mise en scène, bloc de malaise dans lequel ne circule aucun autre élan que la prise de liberté finale – si belle qu’on l’attendait depuis l’ouverture du film. Et pourtant il y a quelque chose – une âme, peut-être – qui s’épuise ou s’évapore dans l’impuissance des images à sublimer la souffrance dont il est question. Le résultat – qu’on se gardera de rapprocher du contexte grec tant il touche ici à l’intime – est perturbant : mutique, pessimiste. Mais même cette noirceur peine à se décoller de son cadre pour gagner la puissance émotionnelle que le scénario mérite. Un brin trop théorique, Alps n’a pas la grâce formelle de Canine. Il confirme toutefois l’audace de ce groupe d’amis : réalisateurs, producteurs, acteurs grecs qu’on ne présente plus mais qui, eux, ont encore de belles choses à nous montrer.