Avec Le Désert rouge, Antonioni reprend la caméra trois ans après l’Ours d’or à Berlin pour La Nuit (1961), de sa trilogie (L’Avventura en 1960 et L’Éclipse en 62) sur l’incommunicabilité entre les êtres. Un thème qu’on retrouve encore dans son dernier projet, le court métrage réalisé pour le film Eros (avec Steven Soderbergh et Wong Kar-Wai, 2005), porté ici par sa muse, Monica Vitti, et décliné au singulier plus encore qu’en duo.
Premier film réalisé en couleurs par Antonioni, Le Désert rouge signe l’avènement d’une certaine modernité cinématographique. Modernité dans le rythme lent et l’intrigue réduite, modernité dans l’utilisation de la couleur comme signifiant des tourments intérieurs, modernité dans l’abstraction d’un décor pourtant bien réel.
À Ravenne, ville pétrolière du nord de l’Italie, Giuliana, mariée à Ugo, un industriel sans attention pour elle, traîne sa mélancolie et ses angoisses après un séjour en clinique et une tentative de suicide. Elle cherche auprès de Corrado Zeller, un ami de son mari venu recruter des ouvriers pour fonder une usine en Patagonie, la compréhension, le repos de son âme, son double. Mais après une brève incartade entre ses bras, elle n’a pas trouvé de réponse à ses insondables questions. Pourtant, Corrado est le personnage qui lui ressemble le plus : « je ne sais plus comment vivre », répond-il à Giuliana qui se demande « pourquoi [elle] regarde la mer si ce qui se passe sur Terre ne [l]‘intéresse plus ». Si Corrado est le pendant masculin de Giuliana en ce qu’il reflète un certain mal de vivre, il l’évacue dans l’exil, ne restant jamais au même endroit, sans savoir s’il doit partir ou rester et si ses déplacements physiques ne sont pas autant d’immobilité mentale. Et c’est dans la scène (troublante et magnifique) d’amour entre Giuliana et Corrado, que la rupture est consommée.
Tourmenté lui aussi, Corrado se détache des autres personnages masculins ; chez eux, les penchants matérialistes l’emportent et leurs relations avec les femmes semblent trouver leur apogée dans des plaisanteries érotiques ; dans une baraque près d’un quai, le couple et leurs amis s’affalent sur un lit, s’emmêlant les uns les autres, se réchauffant de leurs rires, pour se donner une complicité de façade. Peu de temps après, le silence revient, Giuliana retourne à ses angoisses, face à un mari froid et absent, et face à elle-même. « Ça ne s’arrête jamais, jamais », dit-elle face au brouillard. C’est comme si la communication entre hommes et femmes n’avait jamais existé, on ne sait plus où chercher le lien, si lien il y a. Au regard de ses précédents films, Antonioni évoque bien plus ici le rapport aux choses et au monde.
Beauté triste et violente, Monica Vitti est l’incarnation parfaite de la solitude d’une femme, écartelée entre sa sensibilité, son intelligence, et une réalité à laquelle elle ne parvient pas à s’adapter. Utilisant la lumière du nord et les couleurs de façon magistrale (Le Désert rouge inaugure la collaboration avec le grand chef opérateur Carlo Di Palma). Antonioni glisse dans sa palette tout à la fois les tourments et la beauté de Giuliana. Des immenses pylônes, des cheminées des usines, des bateaux rouillés, il fait un tableau abstrait d’une beauté angoissante. Dans le gris permanent de ce décor, le réalisateur injecte des touches de couleur, du rouge, du jaune, créant un univers cinématographique sur une réalité qui n’accroche pas le regard. Encore plus que les rapports entre les personnages, c’est bien le rapport d’un individu à son milieu social et à son cadre de vie qui est abordé dans ce film. Par la manière dont le réalisateur traite l’image, ce monde peut lui aussi être beau. Véhicule parfait de l’angoisse (brouillard impénétrable dans un ciel bas omniprésent, rues grises et désertes, apparition des bateaux comme autant d’énormes machines dans un horizon fermé, flaques de pétroles dans les lacs…), l’environnement est aussi filmé pour lui-même, injectant une nouveauté très moderne dans la filmographie d’Antonioni ; « un monde vivant, riche, utile », comme il l’explique à Jean-Luc Godard dans un entretien aux Cahiers du cinéma (novembre 1964).
Tournant dans la filmographie du cinéaste, Le Désert rouge est l’histoire de l’effort perpétuel d’une femme pour s’adapter à la vie dans un endroit qu’elle abhorre (elle songera même à s’évader sur un bateau russe, mais pour seule réponse, le marin ne lui répondra qu’un piètre « I love you, I love you ! »). « Il y a dans la réalité quelque chose d’horrible, et personne ne veut me dire ce que c’est », dira Giuliana. Sans doute l’horreur de ne pas pouvoir sortir d’un soi détestable, et l’horreur de l’échec à se construire une vie de femme. Le Désert rouge est la recherche, tout à la fois d’un cinéaste sur le chemin d’un art qu’il renouvelle, et d’une femme sur le chemin de l’existence.