Où il est prouvé que le remake hollywoodien n’est pas toujours — ou n’a pas toujours été — une affaire d’argent et de notoriété faciles. Admirateur de Jean Renoir, Fritz Lang se paya le luxe de reprendre à son compte deux des films du Français : La Rue rouge (1945) refaisait La Chienne, et Désirs humains (1954), La Bête humaine. Dans sa collection « Les Introuvables », l’éditeur Wild Side fournit une édition DVD juste convenable du second de ces remakes, pas le film le plus impressionnant de son auteur, mais un signe toujours bienvenu de son attachement à la lucidité sur une humanité luttant avec ses pulsions.
Règlement de comptes avec le naturalisme
Rarement un film de Lang aura aussi vite montré à quel point le cinéaste voulait rompre avec certaines habitudes. Le générique d’ouverture de Désirs humains ne s’affiche pas sur le traditionnel arrière-plan en carton hollywoodien, mais sur un travelling dans l’axe d’une voie ferrée, ouvrant vers des extérieurs tels qu’on en aura rarement vu dans sa filmographie : gares, rails, locomotives et autres apparitions métalliques, une Amérique industrialisée loin des décors de studio. Un signe que Lang et son scénariste Alfred Hayes — avec qui il avait collaboré sur Le démon s’éveille la nuit — prenaient bien au sérieux la dimension de portrait social du film modèle La Bête humaine de Renoir, mais aussi de son origine littéraire, le roman homonyme d’Émile Zola. Il paraît logique que, pour refaire le film français, ils soient d’abord remontés jusqu’à sa source. Logique, mais pas évident. Pour parler brièvement littérature et idéologie, on peut admirer la puissance d’évocation de l’écriture de Zola et rester circonspect vis-à-vis de l’idée dont cette puissance se fait l’écho : le naturalisme, selon lequel le comportement et le destin de l’individu seraient inexorablement soumis à des lois « naturelles », telles que des tares « héréditaires » (alcoolisme, dérapages sexuels, etc.) ou le poids du milieu social. Sans être vraiment acquis à cette idée, Lang n’était visiblement pas insensible à l’accumulation de conjonctions qui poussent les personnages au crime — assez motivé pour souhaiter un scénario proche de l’esprit du roman. C’était cependant compter sans la vigilance puritaine des studios qui, code Hays et calculs commerciaux en main, se firent un devoir d’édulcorer le script original d’une version à l’autre (jusqu’à neuf jets, paraît-il). L’interprétation même du titre du roman fut un sujet de désaccord : tandis que Lang et Hayes soutenaient que « la bête humaine » se référait à celle qui sommeille en chaque être humain, les producteurs s’en tenaient à l’interprétation misogyne rejetant l’animalité sur le personnage féminin.
Le résultat de ce bras de fer, film noir autour d’un classique triangle amoureux, apparaît comme un compromis acceptable entre les visions des uns et des autres, certes loin de chez les Rougon-Macquart. Employé d’une gare de triage fraîchement congédié, Carl Buckley (Broderick Crawford) suggère à son épouse Vicki (Gloria Grahame) de jouer de ses relations auprès d’un cadre pour le faire réintégrer. Quand lui vient le soupçon que le jeu est allé plus loin que la diplomatie, il assassine l’amant supposé et tient Vicki sous sa coupe par le chantage. Celle-ci tombe alors dans les bras de Jeff Warren (Glenn Ford), conducteur de train tout juste revenu de la guerre de Corée, qu’elle va tâcher de pousser à tuer Carl. On constate qu’à tout prendre, le jeu des compromis aura implicitement tourné à l’avantage de Lang. D’abord, malgré un personnage féminin agissant telle une garce prête à tout pour survivre, c’est bien le portrait collectif d’êtres humains jamais franchement recommandables qui se dresse ici, et que le cinéaste va consciemment mettre au jour. Ensuite, les édulcorations successives du scénario ont eu au moins l’effet bénéfique de soulager l’intrigue d’une potentielle lourdeur thématique, et d’inciter le cinéaste à travailler sur un matériau concentrant les motivations profondes de son cinéma : la prédisposition naturelle, sans autre influence que ses propres démons intérieurs, de l’individu au mal.
Non que l’hypothèse de l’influence d’une société industrialisée sur les états d’esprit des personnages soit totalement mise à l’écart. À partir du générique d’ouverture déjà cité, au fil des locomotives défilant en travelling, freinant en gros plan et stationnant en contre-plongée, Lang prend acte d’une vie sociale mécanisée s’imposant comme une routine quelque peu aliénante, voire pour certains comme un arrière-plan monstrueux, comme cette cadence obsédante, hors champ, qui hante le quotidien de Vicki. Cette oppression reste cependant une piètre excuse pour des personnages certes ambivalents, tout aussi dignes de pitié que de crainte dans leurs valses-hésitations entre actes pulsionnels et regrets subséquents (particulièrement Vicki, autant garce que victime traquée), mais indéniablement dangereux et responsables de leur propre déchéance, chacun ayant droit dans le film à une contre-plongée rendant sa silhouette menaçante.
La bête humaine
Comme souvent chez Lang, la frustration des désirs, volontaire ou subie, est le premier des maux, celui qui engendre tous les autres. Le couple Buckley en est le plus évident sujet. Carl, dont l’épouse se refuse constamment à ses étreintes, ne trouve de satisfaction avec elle qu’en se servant d’elle, fût-ce pour se raviser avec la plus grande violence dès que cette manœuvre lui échappe. C’est lui qui pousse tacitement sa femme dans les bras d’un autre, puis quand la faute qu’il a suscitée se fait jour, s’abandonne à la jalousie meurtrière, avant de reprendre son sang-froid avec l’air de regretter, non son crime, mais son débordement. Quant à Vicki, elle est un bien fragile spécimen de femme fatale, manipulatrice par instinct de survie, à la fois avide de maîtrise de sa destinée et aux abois face à la brutalité masculine, ses vérités et ses mensonges laissant transparaître, derrière la trompeuse légèreté morale, une insatisfaction déchirante.
Mais le plus trouble, le plus faussement limpide et peut-être le plus cruellement désigné par Lang est le personnage de Jeff, l’amant vertueux (où on réalise que, comme pour Règlement de comptes, le visage bonhomme et droit comme l’Amérique de Glenn Ford a été judicieusement choisi). Auréolé de son frais passé militaire, propre sur lui et aimable avec tout le monde, constant à son poste dans la locomotive (où le plan le saisit régulièrement sous le même profil immuable), il fait mine d’ignorer l’intérêt évident et sincère que lui porte la jeune fille qui l’héberge. Mais c’est pour se laisser prendre malgré lui, le temps de sa petite incartade avec Vicki, à une relation qui lui met en danger, l’expose non seulement aux regards de la communauté, mais aussi au sien, à des réflexes et des tentations qu’il s’ignorait. Seulement, son attitude lorsqu’il ouvre enfin les yeux sur ce danger s’empreint d’une ambiguïté qui le rend discrètement moins sympathique. La femme qui cherche à « tirer ses ficelles » est certes peu fiable, mais dans sa recherche soudaine désespérée d’une issue, elle appelle autant à la pitié qu’à la méfiance, ses arguments sincères ou mensongers résonnant comme autant d’appels au secours. Or il se blinde, la rejette fermement, se rétracte vers la normalité qu’elle lui avait fait quitter — et par ce retrait, par ce retour à un schéma d’apparence, il renonce à une part de lui qui le rendait plus humain. Et la dernière scène du film de pointer implacablement cette répression de soi et de l’autre, aussi brutale qu’inhumaine : dans le même train, en montage alterné, on assassine son amour rejeté, tandis que lui, à la locomotive, a repris sa place d’ouvrier consciencieux et indifférent au monde. Si la bête est bien humaine, ce ou celui qui la réprime pourrait bien se rapprocher du monstre.