Des deux composantes du titre, préférons la seconde : « Rapports de Classe », en cela qu’elle révèle ce que Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont décelé dans le roman de Franz Kafka, Amerika, dont le film est l’adaptation. Sa trame y est fidèlement reprise : Karl Rossman (Christian Heinisch), jeune adulte candide et épris de justice, est envoyé de force aux États-Unis par ses parents après son aventure avec une domestique. S’ensuivent maintes péripéties au fil desquelles il subira, par son déclassement (il n’a au départ qu’une malle et un parapluie), la violence des rapports sociaux capitalistes. Si l’adaptation de textes et d’œuvres musicales a toujours été la grande affaire du couple de cinéastes, la confrontation avec une matière écrite accouche généralement chez eux d’une lecture à l’os, expurgée des fioritures littéraires, afin d’en révéler toute la substance (en l’occurrence les rapports de classe). « Je raie tout ce qui est trop littéraire ou faussement littéraire, là où les sentiments sont exaltés ou tout ce qui, selon moi, ne correspond pas à des sentiments réels, et en plus, tout ce qui a l’écran ne serait rien du tout même si cela semble très beau », confiait Straub.
Distanciation
On sait les cinéastes marxistes, mais aussi brechtiens (lui aussi marxiste – la boucle est bouclée). Straub et Huillet ont très tôt reconnu leur dette à l’égard du dramaturge : le titre de leur deuxième film (Non réconciliés ou Seule la violence aide où la violence règne) est une citation de Brecht, dont ils ont par la suite adapté plusieurs textes (Leçons d’histoire, Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schoenberg, Antigone, Corneille-Brecht). Comme lui, les cinéastes pratiquent une forme de distanciation, que l’écrivain définissait comme « une reproduction qui, certes, fait reconnaître l’objet, mais qui le fait en même temps paraître étranger ». Il s’agit une opération double qui consiste, dans un même mouvement, à nous montrer une représentation fidèle de notre réalité sociale, tout en évitant la familiarisation avec cette dernière par le confort de l’identification et de la familiarité des figures habituelles de la fiction. Cet effet de « distanciation du familier » devient nécessaire afin de rendre étrange notre réalité, de la montrer pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une production socio-historique.
Le jeu atypique des comédiens participe ici de cette étrangeté, et plus particulièrement celui de Christian Heinisch, dont la diction bressonienne tend à créer une distance entre le locuteur et la figure qu’il incarne. Jamais possédé par son personnage, le visage toujours stoïque, le corps droit et tendu, il ne plie pas face à la violence dont il est victime. Dans leur intégrité marxiste, les cinéastes ne pourraient ajouter à l’humiliation de classe l’affront des postures doloristes habituellement représentées dans le cadre d’une fiction racontant le parcours d’un travailleur immigré. Cette direction misérabiliste ferait perdurer l’image d’une classe prolétaire impuissante à laquelle on ne peut accorder qu’une larme d’empathie. L’ascétisme du jeu est, surtout, renforcé par le soin méticuleux du montage et des cadrages, mu par un grand objectif : dénuder la fiction pour exhiber toute la cruauté des rapports sociaux.
Occuper l’espace
Puisqu’elle résulte toujours d’un rapport de forces, l’appartenance à une classe sociale s’exprime dans Amerika à travers la circulation et la position au sein d’un espace. Le domestique de l’ami de l’oncle de Karl ne peut ainsi se déplacer librement qu’à travers les couloirs sombres de la grande demeure dans laquelle il travaille ; le groom d’hôtel italien somnole quant à lui près de l’ascenseur qui lui a été affecté ; enfin, le soutier du bateau se voit contraint d’habiter une loge minuscule alors que les commandants du navire ont pour bureau un grand décor qu’ils ne peuvent pleinement occuper. La domestication du corps prolétaire et son assignation à un espace ne sont jamais que la conséquence de son accaparement par la classe dominante. Dans la scène où Karl se fait licencier de l’hôtel, il se retrouve isolé (chaque contrechamp venant accentuer un sentiment d’emprisonnement), seul à affronter les remontrances de sa hiérarchie sans pouvoir se mouvoir. Le directeur et son adjoint se déplacent de leur côté librement dans la pièce, adoptant différentes postures, tout en chahutant le corps de Karl, réduit à l’état de marchandise. En dépit de la violence qu’il subit, Karl reste intègre face à la cruauté du capital. Sa naïveté tient à ce qu’il n’a pas pleinement intériorisé les rapports de domination : ex-bourgeois qui a eu une aventure avec une domestique, il devient un prolétaire pensant pouvoir tutoyer ses patrons. Son oncle sénateur l’avait pourtant sommé, au début du film, « d’apprendre à comprendre sa place ». Ce qu’il finira par saisir peu à peu, sans perdre toutefois sa droiture : si les structures sociales sont trop imposantes pour être combattues seul, fléchir devant l’intolérable reste pour lui inenvisageable.
En guise d’épilogue, la dernière scène du film montre Karl à bord d’un train le menant vers le théâtre pour lequel il travaille, alors que défilent au loin une forêt et un lac nous rappelant que le monde ne se résume pas au bitume et à la grisaille des centres urbains. Territoires bien connus de Straub et Huillet, la campagne, les forêts ou le désert constituent dans leur cinéma autant de zones de prédilection où filmer la résistance (Trop Tôt, Trop Tard ou encore De la Nuée à la Résistance). À l’exception de ce bois plongé dans la pénombre et d’un arbre imposant planté au milieu d’une cour, dans Amerika pullulent les intérieurs froids. C’est que le capitalisme ne se contente pas d’exploiter : il divise et nous coupe d’une partie du monde.