Que la réputation d’un cinéma fait de découpages en plans fixes très longs, obstinément attachée au cinéma de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, soit fausse, mais éventuellement discutable, et surtout non représentative de l’ensemble de leur cinéma selon Benoît Turquety, ce nouvel opus d’une durée de 70 minutes se présente comme un montage hétérogène et anachronique de 6 courts-métrages : cinq sont des fragments de films antérieurs (respectivement dans leur ordre d’apparition : Operai, Contadini, 2001 ; Trop tôt, trop tard, 1981 ; Forini/Cani, 1976 ; Der Tod des Empedokles, 1986 ; Schwarze Sünde, 1988), auxquels s’ajoute en ouverture un inédit, adapté du roman Le Temps du mépris (1935) de Malraux, pamphlet politique décrivant l’Allemagne devenue hitlérienne. Du premier fragment au dernier, on appréhende néanmoins une tonalité personnelle et affective, entre la voix de Jean-Marie Straub hors champ et le visage et la voix de Danièle Huillet, disparue en 2006, contribuant à donner à Kommunisten qui peut en apparence se présenter comme un film paresseux un statut particulier : celui d’un manifeste autant intime et personnel que politique et artistique.
Le Temps du mépris : récitation et résistance
Malraux, après son séjour à Moscou en 1934, où il fut invité par Gorki à représenter la France au premier Congrès des écrivains soviétiques en raison de son activité dans la lutte antifasciste, est convaincu de l’urgence du combat politique et social, et commence la rédaction du récit des expériences d’un chef communiste allemand, Kassner, emprisonné par les Nazis. Malraux fait état d’un engagement plus marqué, accusant férocement le danger fasciste qui montait partout alors en Europe. C’est bien tout l’intérêt et l’enjeu que trouve Jean-Marie Straub dans l’œuvre littéraire de Malraux qui est aussi un document historique et biographique.
Mais c’est encore le programme cinématographique de Kommunisten qui s’en trouve, en retour, éclairé, et notamment dans le parti-pris de déplacer le texte de Malraux au bout de quelques minutes, de la cellule de prison, où les hommes se tiennent debout et face à nous (« résister », c’est bien étymologiquement « s’arrêter », et « se tenir en faisant face »), à l’écran noir comme chambre de résonance et de résistance d’une pure récitation. Car il s’agit bien d’articuler dans cet espace résistance et récitation. Celle-ci rend compte d’une forme de résistance qui est politique et artistique. Straub cite, avec Bakounine, l’anecdote d’un prisonnier sauvé par la musique qui avait été contée à Malraux pendant son séjour à Moscou et dont il a tiré un épisode important. C’est l’exemple du pouvoir de résistance en imagination car « tout le problème de la captivité était de cesser d’être passifs » : ainsi, « une chasse vertigineuse lançait son esprit vers les images qui maintenaient sa vie. Il fallait organiser cette chasse, la transformer en volonté ». Le modèle de cette organisation est musical : « les images suscitées par la musique, rapides, n’avaient été que des spectacles, il fallait les faire entrer dans la durée ». Et c’est bien la musique qui se présente comme une force de contestation ; l’acteur interprétant Bakounine énonce en effet : « dans le cachot, j’ai essayé de me servir de la musique pour me défendre ». Aussi, la formule « il faut absolument inventer quelque chose », « inventer une forme », retentit-elle particulièrement à l’échelle de Kommunisten, montage de fragments straubiens agencés dans la durée, et ré-advenant par leur réagencement : montage hétéroclite et anachronologique par le mélange de genres (documentaire et fiction), d’espace-temps (tant en termes de tournage et de production que d’éléments géo-historiques traités et retranscrits), des documents cités (œuvres littéraires, livres historico-critiques), d’éléments langagiers (français, italien, allemand) et sonores (musique, sons in ou off, paroles intra ou extra-diégétiques). On connaît le goût pour le fragment romantique à la Hölderlin chez Jean-Marie Straub ; on en appréhende ici toute la musicalité par ces blocs de durée inégale, plus ou moins éprouvants – l’épreuve de la durée en l’occurrence –, dont on éprouve néanmoins (ici selon son premier sens, à savoir « soumettre la qualité d’une chose à une expérience susceptible d’établir la valeur positive de cette qualité », et celui plus général d’« expérimenter ») la résonance « après-coup ».
Re-citation et remontage
Ce qui unit ensemble ces fragments, c’est la récitation : le texte de Malraux dans le premier fragment en voix in et off, celle d’Elio Vittorini dans Operai, contadini en voix in, celle du texte en voix off de l’historien Mahmoud Hussein sur la lutte des classes en Égypte de 1945 à 1968 dans Trop tôt, trop tard, celle de Franco Fortini lisant en voix in des extraits de son livre Les Chiens du Sinaï dans Forini/Cani, la déclamation en voix off d’extraits de La Mort d’Empédocle d’Hölderlin dans Der Tod des Empedokles, et en voix in dans Schwarze Sünde. À ces récitations appartiennent aussi les silences et les bruits de la nature dans Operai, contadini ou Forini/Cani, ceux de la vie urbaine dans Trop tôt, trop tard, et la musique de Beethoven retentissant dans Schwarze Sünde.
La récitation, qui est à la fois lecture à haute voix et déclamation, citation et diction de mémoire, et encore lecture de son propre ouvrage en public, se fait ici re-citation d’ouvrages antérieurs et de travaux straubiens. Pour Jean-Marie Straub, la récitation comme la re-citation semblent constituer la voie même de l’archive historique et personnelle.
En émane une forme nouvelle : le remontage déplace les coordonnées filmiques pour proposer de nouvelles configurations. Ainsi, l’extrait de Trop tôt, trop tard, séquence d’une sortie d’usine au Caire avec un propos relatant la résistance du peuple contre le siège étranger, notamment par une occupation d’usine, complète en le suivant le volet « operai » (les ouvriers) du diptyque Operai, contadini dont l’extrait présente le volet « contadini » (les paysans) : lutte des classes égyptienne et italienne sont ainsi mises sur un même niveau. Ainsi encore, la résonance particulière que prennent les fragments hölderliniens dans Der Tod des Empedokles et Schwarze Sünde vis-à-vis de Forini/Cani les précédant : l’extrait s’ouvre sur la mention du massacre de Marzabotto en 1944 dans la région Apuane par les SS, massacre de civils le plus meurtrier perpétré par les Nazis en Europe occidentale. La caméra est ici mobile, donnant à voir de majestueux panoramiques, dont le seul son est ensuite celui de la « cheminante nature » du poème d’Hölderlin dans Der Tod des Empedokles. Puis, Forrini déclame en écho aux événements nazis que « la récitation de la vie n’aura jamais de fin », évoquant « toutes les formes de domination et de violence de l’homme sur l’homme propres à l’âge moderne ». Cette récitation n’aura en effet jamais de fin, comme la lecture que nous en faisons, ce que nous donne d’appréhender Straub par ce remontage et ces différentes combinatoires entre textes et dispositifs cinématographiques que nous pouvons librement, en imagination, ré-agencer, et dont le dénominateur commun est l’exploitation et la résistance à lever contre celle-là.
« La Décision difficilement prise » : se décider
Le poème d’Hölderlin, originairement dans Der Tod des Empedokles, peut en être disjoint, et confronté aux fragments de Kommunisten, il prend une coloration particulière où s’énonce une communauté de résistance : « tendez-vous les mains », « donnez la parole », et « partagez le bien ». Comme on entre en résistance, on appréhende ici qu’il est question de se décider, ce que d’une manière ou d’une autre exprime chacun des fragments :
« Risquez-le ! Ce que vous avez hérité, ce que vous avez acquis, ce que la bouche de vos pères vous a raconté, enseigné, lois et usages, noms des anciens dieux, oubliez-le audacieusement, et levez, comme des nouveaux-nés, les yeux vers la divine Nature, (…) un suave souffle de vie vous abreuvera le sein comme pour la première fois. »
Ainsi, la « vie du monde », « berceuse sacrée », s’empare de nous, qui est celle d’un « nouveau monde » advenant dans le dernier fragment par la voix de Danièle Huillet puis la musique de Beethoven. L’extrait du dernier mouvement du Quatuor op. 135 s’appelle précisément « La Décision difficilement prise » (« Der schwer gefaβte Entschluβ »). Tout se passe comme si c’était la nature, non-indifférente, qui contribuait à se décider, celle-ci dont Hölderlin fait une sorte de modèle : « les forces nobles » (montagne, mer, nuages et astres) sont « égales à des héros fraternels ».
Cette égalité est celle-là même que Jacques Rancière appréhende dans le cinéma de Vertov en parlant de mouvements cinématographiques égaux composant la « même eurythmie de la vie » : la « symphonie de tous ces mouvements où la vie ne dit rien d’autre que son égale intensité » et que le philosophe appelle « un communisme de l’échange universel des mouvements ».
Ainsi, relire l’Histoire, relire sa filmographie et la remont®er, réciter la vie et re-citer infiniment, se donnent à éprouver à l’aune de cette formule qu’écrit Malraux dans la préface du Temps du mépris : « tenter de donner conscience aux hommes de la grandeur qu’ils ignorent en eux ». Cet éveil des consciences est la prémisse du réveil en vue d’une résistance, ou, en somme, le chemin qui conduit à devenir un homme nouveau : « Il est difficile d’être un homme. Mais pas plus de le devenir en approfondissant sa communion qu’en cultivant sa différence, – et la première nourrit avec autant de force au moins que la seconde ce par quoi l’homme est homme, ce par quoi il se dépasse, crée, invente ou se conçoit ». Ces phrases de Malraux semblent résonner tout particulièrement, par leur absence, dans Kommunisten et rendent compte d’une communauté de pensée de résistance comme d’une pensée de création des images, maintenant en vie…