Bien que déjà paru dans un coffret regroupant plusieurs films des Straub, les Éditions Montparnasse ont eu l’idée d’isoler Chronique d’Anna Magdalena Bach et d’en proposer l’ensemble des versions réalisées. En effet, bien que le peu de scènes de dialogues en son direct ait été capté en allemand, la voix-off d’Anna Magdalena a été enregistrée en plusieurs langues, et c’est l’ensemble de ces versions qui nous est donné à entendre grâce à cette édition. Et pour accompagner cette œuvre, l’éditeur y a adjoint une quantité de documents divers et variés relatifs à la genèse du film, à sa conception et à sa portée. Un DVD « bonus » ainsi qu’un livret regroupant textes, entretien et scénario, permettent d’appréhender le film de façon à la fois théorique et concrète.
Le cinéaste est un musicien
Sorti sur les écrans en 1967, Chronique d’Anna Magdalena Bach nous relate la vie de Jean-Sébastien Bach en se basant sur divers documents historiques et en confiant au personnage d’Anna Magdalena le rôle de narratrice. Il ne s’agit pas d’écrire un scénario à partir d’une synthèse romancée de ces documents, mais tout simplement de les choisir et de les donner à voir et à entendre selon un ordre chronologique. Bien que présente à l’écran, le rôle d’Anna Magdalena consiste avant tout à nous narrer en voix-off différents moments de la vie de son musicien de mari, de sa famille et du contexte dans lequel il a exercé son art. Lorsque nous entendons cette voix, nous sont donnés à voir plusieurs types de plans : des plans reconstitués par Straub, avec acteurs et costumes, des plans de documents historiques divers, tels des gravures, des parchemins et des partitions. Et puis il y a la musique… Filmée en plan-séquence, avec uniquement quelques mouvements de caméra, elle apparaît dans toute sa matérialité, tel un bloc que le cinéaste se refuse à morceler. La caméra est à l’écart et ne s’invite pas dans l’interprétation : elle la capte, à partir d’un point de vue unique, tel un spectateur immobile qui reçoit l’œuvre scotché sur son siège. Ce refus de démultiplier les plans fait que nous ne nous promenons pas dans l’orchestre : c’est la musique qui vient à nous, et ce d’autant plus que les choix extrêmement précis de cadrages nous confrontent à elle avec une force rare.
La voix-off d’Anna Magdalena, malgré une forme de distance ne laissant pas transparaître ses affects, se refusant à dramatiser, communique malgré tout quelque chose de l’ordre de la fragilité et de la grâce. Si nous pénétrons dans le récit par le biais de cette voix, son personnage n’apparaît pourtant à l’écran que furtivement, de façon discrète, non pas dans l’ombre de son illustre mari, mais à l’écart, telle une présence bienveillante, attentive, et qui endosse sa part des tourments. Une voix qui murmure et qui nous accompagne tout au long du film, créant malgré la distanciation une forme de proximité. Si bien évidemment rien ne nous est dit de la vie intime de ce couple, les détails relatif aux contextes et aux commanditaires de la musique de Bach, l’évocation de la mort de plusieurs de leurs enfants, contribuent à faire planer malgré tout une sorte d’ombre, et ce sans débauche d’émotion. Quelque chose de tragique s’installe lentement, sans éclat, et semble se fondre dans la musique qui nous est donnée à entendre, s’unir à elle.
Les différents parchemins et partitions d’époque, documents originaux réunis patiemment au fil des années qu’a duré la longue préparation de ce film, prennent une dimension particulière, puisqu’ils ne sont pas là uniquement comme pièces à conviction pour historiens. Insérer dans le film au même titre que n’importe quel plan, ils sont comme des traces concrètes, matérielles de la vie de Bach. Mais en même temps, Straub semble avoir pleinement conscience des possibilités esthétiques de ces documents, de la beauté de la calligraphie, de sa finesse, des formes propres à la retranscription du langage musicale par la main du maître lui-même. Ces documents ont un charme indéniable et une portée poétique pour qui sait les intégrer non pas uniquement en tant que faits, mais de façon à ce qu’ils jouent eux aussi, au même titre que n’importe quel élément, leur part dans la construction du film, dans le rythme d’ensemble, dans la musicalité créée par l’enchaînement des séquences. Cette façon d’agencer différents types de plans et de séquences, et de mettre ainsi en œuvre un rythme avec des passages longs, courts et silencieux, constitue en grande partie ce qui fait la particularité, la force et la beauté du travail de ces cinéastes. Dans le texte de Benoît Turquety présent dans le livret, il est rappelé que pour eux les liens entre musique et cinéma ont plus d’importance que ceux entre cinéma et peinture. Ainsi, plus qu’un art de l’espace, le cinéma est avant tout un art du temps. Pour Jean-Marie Straub : « On travaille avec des blocs spatiaux pour créer une réalité temporelle. Et l’art qui travaille le plus avec le temps, c’est la musique. » Cette façon de faire si particulière n’avait pas échappé à l’oreille de Karlheinz Stockhausen qui fut frappé, et ce dès leur premier film, par « la composition temps propre au film – comme à la musique ».
Le film réussit le tour de force de créer un rythme qui lui est propre tout en y incluant une musique enregistrée sans la moindre retouche, filmée de façon brute, en long plan-séquence. Comme si un accord harmonique particulier avait été trouvé entre les œuvres de Bach et les choix de mise en scène des Straub. Et comme si finalement le but ultime du film n’était pas de raconter une histoire, mais avant tout de trouver cet accord, cette harmonie.
Se réapproprier l’œuvre de Bach
Dans son texte intitulé Notes sur le Bachfilm, présent dans le livret qui accompagne le DVD, Straub prend comme contre-exemple à son travail un film sur Bach intitulé Friedmann Bach, en s’attardant en particulier sur la phrase d’un critique évoquant l’utilisation faite de la musique dans ce film : « Sa musique et celle de son père donnent au film une abondance de sommets musicaux. »
Et ce que Straub se refuse à faire, c’est justement de créer des sommets musicaux, son but étant au contraire d’intégrer la musique dans l’ensemble, et non de s’en servir pour accentuer un moment dramatique, gonfler l’emphase afin d’atteindre un climax émotionnel. Danièle Huillet et Jean-Marie Straub détestent l’idée de jouer avec les émotions du spectateur, de les diriger, de les inciter à ressentir ce qu’ils souhaitent en submergeant leurs sens de façon à ce que le propos du film ne fasse plus qu’un avec ce qu’ils ressentent. Ils sont contre l’idée d’un spectateur totalement fasciné, aliéné et de ce fait incapable de raisonner. Submerger d’émotions en faisant appel au lyrisme le plus vulgaire et le plus infâme est le meilleur moyen de s’approprier la conscience des êtres et des les orienter ainsi vers un but précis. Et les cinéastes se méfient comme de la peste de ce trop-plein de lyrisme et attendent avant tout des spectateurs qu’ils soient conscients. La distanciation brechtienne qui caractérise leur mise en scène, l’épure, le refus de tout artifice et le désir de vider le cadre de la moindre intention, sont révélateurs de cette volonté de nous livrer avant tout le récit de façon à ce que nous soyons capable de l’appréhender avec une distance, un recul qui nous permet de ne pas être passif intellectuellement, qui sollicite notre attention et nos réflexions, faisant de nous des citoyens lucides et actifs politiquement. Et pour Straub, des liens existent entre Bach et Brecht : « Bach nous intéresse pour les mêmes raisons qu’il intéressait Brecht. Brecht disait : “Une bonne musique ne doit pas faire monter la température de celui qui l’écoute.” Il trouvait en Bach sa musique presque idéale, une musique qui laisse toujours l’auditeur, le spectateur, froid et libre de suivre une pensée, de se servir de sa tête pour suivre des lignes qui continuent et s’interrompent : un tissu musical dialectique. »
Comme le fait remarquer Benoît Turquety dans son texte, l’idée de faire un film sur Bach dans les années 1950, époque où le projet naît dans la tête de Straub, était aussi une façon de se réapproprier la figure du musicien, de la reprendre des mains des nazis qui s’en étaient servis à des fins de propagande, cherchant une figure historique à même de légitimer leurs théories diverses. Et ce que le texte de Turquety précise, c’est que Friedmann Bach, le film qui sert à Straub d’exemple de ce qu’il ne faut pas faire, fut réalisé en Allemagne en 1942. Le récit avait pour ambition d’opposer la figure du fils « dégénéré » à celle du père exemplaire de ce qu’est et doit être l’esprit allemand, et fut du coup largement montré aux jeunesses hitlériennes. Mais loin d’être jeté au pilori à la fin de la guerre, le film continua de faire recette, d’être diffusé, et ce jusqu’à paraître dernièrement en DVD en Allemagne dans une collection sobrement intitulée « Les Grands Classiques cinématographiques allemands ». Revenir sur Bach est donc une façon de se réapproprier cette figure utilisée à des fins de propagande durant la guerre. Mais le faire est d’autant plus important qu’il apparaît que cette vision n’a pas disparu après la capitulation. En ce sens, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub font avec ce film ce qu’ils avaient fait en réalisant Non réconciliés, adapté du roman d’Heinrich Böll intitulé Les Deux Sacrements, livre qui avait fait scandale lors de sa parution dans l’Allemagne d’après-guerre, puisqu’il considérait que le nazisme n’avait pas disparu du jour au lendemain, et que les mentalités en étaient encore imprégnées.
Bach, ou la fin d’une civilisation
Pour Straub, la musique de Bach marque la fin d’une époque, et sa mort « la fin d’une certaine civilisation chrétienne occidentale ». La période qui suivra sera celle du romantisme, dont les cinéastes se méfient en raison du primat donné par ce courant à l’imagination, à l’individu, à l’idée de l’artiste vu comme génie, « comme pur esprit ». Ils mettent en garde contre cette approche, considérant que des liens existent entre cette esthétique et l’avènement du nazisme un siècle et demi plus tard. Il s’agit d’un éternel débat, toujours d’actualité aujourd’hui, comme on l’a vu récemment avec la polémique autour de l’exposition De l’Allemagne au Musée du Louvre.
Toutefois, il y a n’en doutons pas, chez les Straub, une forme de romantisme, et ce notamment dans son rapport au paysage, à la contemplation, à ce sentiment que le silence de la nature ouvre les portes invitant à l’union avec le sacré, le divin. De même, il serait faux de penser que le romantisme a mis fin à la civilisation à laquelle appartenait Bach. Car le romantisme et Bach s’opposent en définitive aux mêmes choses, c’est-à-dire au progressisme et à l’utilitarisme marchand qui, en favorisant l’avènement de la bourgeoisie, vont mettre à mal les sociétés traditionnelles et bouleverser la place et la conception de l’art qui existaient jusque-là en Occident. Comme le montre le film, Bach évolue dans des cadres liés aux maisons princières et religieuses, avec tout ce que cela peut comporter de contraintes. Le temps dans lequel il vit est encore celui où l’art, le sacré et les institutions sont étroitement unis autour du christianisme. Le créateur qu’il est ne s’empare pas uniquement de son petit moi composé à partir d’influences diverses et d’expériences personnelles traumatisantes ou non, mais hérite d’un texte ou d’une tradition qu’il se doit de perpétuer tout en l’orientant, en le modifiant et en le nuançant selon une direction qui lui importe. Mais tout cela est en train de changer. Ainsi, dans une scène du film, le compositeur est à son bureau, écrivant une lettre déplorant les conditions dans lesquelles il évolue, et qui l’empêchent de mener à bien son travail. La multiplication des courants, des tendances liées à l’arrivée des musiques italiennes et françaises, et le goût que manifeste le public allemand pour ces nouveautés, le contraignent à s’adapter et à se détourner de ce à quoi il travaille depuis toujours. Ces nouveautés sont comme autant d’agitation, et pour satisfaire au goût du public, les musiciens sont obligés de s’y atteler dans l’urgence, et ne peuvent de ce fait assurer une qualité d’interprétation véritable. La diversité, dans le sens où elle représente les modes éphémères mises au goût du jour par la bourgeoisie naissante, empêche le musicien de travailler en profondeur son instrument et le détourne d’une conception sacrée de son Art. La bourgeoisie marchande a ce besoin constant de renouveler les formes artistiques, de proposer continuellement des nouveautés qui sont comme autant de produits mis sur le marché. Elle se doit de créer régulièrement l’événement avec du nouveau, du moderne, du clinquant, de l’exotique. Le respect de la tradition va à l’encontre de ses intérêts économiques.
Toutefois, rentrer dans toutes ces théories irait peut-être à l’encontre de ce qu’ont voulu faire les éditeurs avec ce coffret. Car ce qu’il apparaît avec tous ces bonus, c’est avant tout la façon de concevoir un film relatant la vie d’un artiste. La préparation, la mise en scène concrète de cette histoire et les témoignages des différents participants à cette aventure, montrent avant tout que le film est une réalité matérielle, humaine, terre à terre. Danièle Huillet et Jean-Marie Straub sont des cinéastes qui n’hésitent pas à mettre les mains dans le cambouis, et c’est cette approche artisanale qui nous est donnée à voir avec ce coffret DVD, façon de montrer à ceux qu’ils effraient que leur cinéma est avant tout une réalité sensible.