MK2 propose un coffret impressionnant d’un bout de l’œuvre du cinéaste iranien Abbas Kiarostami en 7 DVD. Une sortie incontournable pour les passionnés d’un cinéma qui recherche l’épure et fait fi du spectaculaire pour filmer la vie qui continue.
« Je crois devoir préciser que j’estime que toute chose à laquelle nous croyons a forcément existé. Elle n’est pas nécessairement réelle mais vraie. Même si c’est un pur produit de l’imagination. »
Abbas Kiarostami (entretien contenu dans les compléments du DVD Au travers des oliviers)
Abbas Kiarostami a été révélé en France avec le délicat Où est la maison de mon ami ? (sorti en 1990) et n’a depuis cessé d’œuvrer au cœur du dispositif cinématographique en livrant coup sur coup cinq chefs d’œuvre : Close-Up (1990), Et la vie continue (1992), Au travers des oliviers (1994), Le Goût de la cerise (1997) et Le vent nous emportera (1999). Palme d’or en 1997 pour un film qui met à l’image un homme qui recherche la mort (Le Goût de la cerise), le cinéaste iranien a toujours suscité un vif intérêt autant grâce au sujet traité (le film dans le film et le problème de la représentation, les rapports homme-femme, le chemin de vie et de mort, la voiture et ses possibilités filmiques…) que grâce à la mise en scène et ses leçons de genre, de plan, de montage, de musique, de direction d’acteurs, de cinéma. C’est dire que de posséder une partie de l’œuvre d’un tel maître, chez soi, en boucle, est pure jouissance. C’est dire aussi que forcément cette sortie DVD, indispensable, frustrera quelque peu les exigeants.
Le goût de l’œuvre
Trois films, réalisés entre 1994 et 1999, donnent une exacte mesure du talent du cinéaste iranien : Au travers des oliviers, Le Goût de la cerise, Le vent nous emportera. Et d’emblée, cette trilogie est forcément bancale : Au travers des oliviers est en effet la « suite » d’Et la vie continue, « suite » de Où est la maison de mon ami ?. D’amputer ainsi ce film de ses pendants – sans doute pour des raisons économiques, d’édition… – laisse rêveur.
Au travers des oliviers, histoire d’un tournage (celui d’Et la vie continue) et d’une demande en mariage, est un film d’une pudeur et d’une ironie que Kiarostami n’égalera plus. Le tournage dans le tournage et les délicates mésaventures d’un personnage-acteur, Hossein, qui veut se marier à tout prix, délivrent une juste réflexion sur l’apparence et ses revers, les coulisses et l’apparition. Le hors-champ est donc d’une importance capitale, voix off, son off, le cinéma d’Abbas Kiarostami travaille beaucoup au-delà du cadre pour faire dire son récit. Ce n’est pas la caméra qui cherche l’histoire, fouille, grossit, se rapproche, zoom, cadre de loin puis de près, use d’un découpage efficace et qui montre tout, mais l’histoire qui vient provoquer la caméra. D’où ces longs plans, cette attente, cette contemplation, ce caché aussi, qui tracent à leur tour un parcours dans les autres films du cinéaste.
Dans Le Goût de la cerise, Monsieur Badii, au volant de sa voiture, chemine des kilomètres pour espérer être enterré dans un trou, revenir à la terre, finir poussière. De virage en virage, il interroge ses interlocuteurs (un militaire, un séminariste, un taxidermiste) et Kiarostami cadre longuement chaque visage pour faire voir, non pas le jeu de l’acteur, mais la fébrile vie qui se perd derrière ces regards et cette crainte, au-delà du représenté, de la mort.
Le vent nous emportera reste auprès de « l’ingénieur », Behzad, cet étranger qui vient d’arriver au village de Sia Dareh et laisse hors vision ses compagnons de voyage. Ces trois individus, dont un seul accapare image et son, suscitent la curiosité : que font-ils là ? qui sont-ils ? Et par jeu, ils affirment chercher un trésor. Leur quête est forcément celle de la représentation, de l’apparition, du caché et du mystère. La fin seule du film révèle la cause de leur présence. Les fins, toutes les fins, chez Abbas Kiarostami (musicales et paradoxalement heureuses) sont le nec plus ultra du mystère et éclairent en révélant le sens même du cinématographique.
« Attise le feu pour que je te montre quelque chose qui est invisible si tu ne veux pas voir, qui est inaudible si tu ne veux pas entendre le souffle de sa respiration. »
Un haïku cité par Abbas Kiarostami (10 on Ten)
Quittant la richesse et le grain de la pellicule, le cinéaste a depuis 2001 (ABC Africa, Ten, 10 on Ten, Five) usé du numérique et de cette possibilité de tout enregistrer d’une illusoire traite pour expérimenter le cadre, sa longueur, la place du spectateur dans l’imaginaire de l’image, la séquence, la scène et l’acteur.
Film de commande, ABC Africa est un document (plus qu’un documentaire) sur le SIDA en Ouganda et les aides proposées. Mais c’est sans compter sur Kiarostami qui a tant fait pour le monde de l’enfance, en film et en institution dans son pays, pour ne pas refaire un énième exercice consensuel sur ce sujet brûlant, l’Afrique, l’adoption, les corps, les regards. Le cinéaste prend deux caméras numériques et, avec deux assistants, part en Afrique filmer les enfants. Abbas Kiarostami enregistre ce qu’il voit, laisse s’enrouler les histoires au fil des routes qu’il traverse et des villages qu’il croise. Surtout, il prend puissance de sa caméra et démonte le processus-même du tournage. Il montre son assistant à l’image, donne visage, corps à cet œil indomptable, invisible, qu’est le cadreur. Le cinéaste apparaît également dans le cadre qu’il croise et traverse. Kiarostami fait certes son cinéma mais le dévoile au même moment, gardant ainsi toutes ses images de repérage. Cette première expérience, expérience du numérique, ouvre l’œuvre à d’autres possibles. ABC Africa est aussi l’ABC de la pratique cinématographique, la caméra. Kiarostami aboutit à un film qui expose sa visibilité. Tout comme dans son long métrage précédent, Le vent nous emportera, quelque chose est à réaliser, qui se réalise en même temps que le déroulement filmique.
Abbas Kiarostami poursuit son travail sur le numérique avec Ten : dix moments de la vie d’une femme iranienne, imperturbablement assise dans sa voiture et qui prend sur son chemin son fils, une amie, une passante… La dramatisation est contenue dans les dialogues et seule la voiture, espace confiné, intime, cocon, permet d’épancher les douleurs, d’exposer les rapports homme-femme, dominant-dominé, de conduire sa vie. Deux angles, deux objectifs, réduire, épurer, et les moments de la vie de cette femme prennent une ampleur insoupçonnée.
L’explication nous emportera
10 on Ten est alors la leçon de cinéma de Ten : Abbas Kiarostami, reprenant le dispositif de son film, est dans une voiture, seul, et commente son cinéma : du Goût de la cerise et de l’importance du lieu, à ABC Africa et la découverte d’une caméra, au scénario de Ten, en passant par l’inspiration prise directement sur les faits et geste des futurs acteurs de ses films, la recherche de tous les lieux, le casting, les accessoires, l’ambiguïté de la fin du Goût de la cerise, d’Au travers des oliviers…
Peut-être est-ce alors dans tous ces documents proposés pour tenter d’éclairer cette œuvre que le spectateur exigeant se sent quelque peu frustré, floué. 10 on Ten, et malgré les propos, toujours intéressants du cinéaste, ne convainc pas, le dispositif s’épuise et cette alternance de dires et de scènes montrées ne montrent et ne disent paradoxalement plus rien sur les films. Il en va de même concernant l’autre leçon de cinéma, réalisée par Mojdeh Famili. Quant aux commentaires appliqués sur certaines scènes d’Au travers des oliviers, Le Goût de la cerise par Jean-Michel Frodon, ils n’arrivent pas, eux non plus, à s’approcher, trop hésitants, des plans d’Abbas Kiarostami. Restent les making-of qui permettent de sentir, d’effleurer le travail d’un grand et cette impossibilité, encore aujourd’hui et malheureusement, de parler d’un cinéma sans le déconstruire (par thèmes, par sujets) en laissant alors au loin le cinématographique. Reste aussi un cinéaste, Abbas Kiarostami qui derrière ces lunettes noires, ne dit rien sur ses films, ses plans, mais tout sur notre regard.