Film méconnu dans le parcours de Mankiewicz, tourné loin d’Hollywood et sans véritable star, Un Américain bien tranquille est pourtant une rareté à (re)découvrir. En adaptant très librement le roman de Graham Greene, le réalisateur multi-oscarisé de Chaînes conjugales et Eve livre une nouvelle fois une brillante leçon de mise en scène, essentiellement basée sur ce qui est devenu au fil des films sa marque de fabrique : le montage en flash-back.
Lorsque Joseph L. Mankiewicz entreprend le tournage d’Un Américain bien tranquille, il est l’un des réalisateurs les plus puissants d’Hollywood. Fort de ses nombreuses récompenses et de ses gros succès au box-office, il est même appelé par les studios pour réaliser une comédie musicale finalement peu convaincante, Blanches colombes et vilains messieurs. Metteur en scène inventif et fin directeur d’acteurs, Mankiewicz était surtout un fin observateur de la société qui l’entourait, qu’elle soit incarnée par la bourgeoisie d’après-guerre (Chaînes conjugales) ou le monde impitoyable du spectacle (Eve, La Comtesse aux pieds nus). Encouragé par l’assouplissement de la censure et l’abdication du maccarthysme (dont il faillit être victime), le réalisateur s’essaie à des projets bien plus transgressifs alors que commence à sonner la fin de l’ère des studios. Un an avant le provocant et culotté Soudain l’été dernier (d’après le dramaturge Tennessee Williams), il décide d’adapter au cinéma un roman de Graham Greene. Handicapé par un sujet bien moins glamour et un casting peu bankable (Laurence Olivier et Montgomery Clift ont déclaré forfait) mais pourtant de bien belle qualité, il essuie l’un des premiers échecs commerciaux de sa carrière, quelques années avant le naufrage financier de Cléopâtre. Si ce dernier a finalement passé la postérité, Un Américain bien tranquille est resté l’une des pièces méconnues de la filmographie de Mankiewicz, à tort.
Tout commence à la manière de ses plus grands films : la découverte d’un drame avec des personnages qu’on devine très rapidement pris dans des enjeux particulièrement complexes. Mais loin de s’intéresser au parcours des grandes Bette Davis ou Ava Gardner, Mankiewicz se rapproche ici d’un journaliste anglais vieillissant, suspecté du meurtre d’un Américain dans une Indochine alors en plein conflit colonial. Autant dire qu’ici, c’est bien la petite histoire (même si elle rejoint la grande) qui passionne le réalisateur, loin d’un exotisme oriental de vague pacotille qui fascine depuis longtemps Hollywood et des réalisateurs généralement passionnants (Josef von Sternberg en tête). Ici, les femmes asiatiques n’ont par exemple rien de mystérieux sous prétexte qu’elles ne sont pas occidentales. Elles se posent plutôt en témoin de trois cultures dominantes (pour ne pas dire écrasante) dans cette partie du monde : entre l’Anglais et l’Américain que tout oppose pour des raisons que l’on comprend encore aisément aujourd’hui (l’un se pose en idéaliste vaguement désabusé, l’autre en bienfaiteur donneur de leçons) règne le Français un brin désuet à qui revient le rôle d’arbitre (il est l’inspecteur enquêtant sur le meurtre de l’Américain et suspectant l’Anglais).
Dans le rôle de Fowler, l’Anglais, Michael Redgrave irradie. Massif et fragile, il traverse une véritable crise existentielle et s’interroge sur ses attaches au moment même où le pays qui l’accueille tente d’accomplir en toute indépendance son idéal politique (le communisme). Amoureux d’une jeune femme du pays alors que son mariage sur le sol anglais l’empêche de répondre aux attentes de son amante, Fowler ne cesse de vaciller et de s’interroger sur son rôle et ses devoirs. Face à cette quête existentielle que le réalisateur capte avec une justesse empreinte d’une belle mélancolie, l’Américain ne laisse apparaître aucune faille, toujours prêt à tenir ses engagements et à ravir – avec une arrogance tranquille – ce qui lui semble disponible. Pour le réalisateur cultivé qu’était Mankiewicz, il est difficile de ne pas voir une manière de critiquer un certain impérialisme américain qui, tout juste sortie de sa paranoïa maccarthyste, n’allait pas pour autant remettre en question son intime conviction d’être le seul modèle politique exportable. Pour un réalisateur que l’on soupçonnait quelques années plus tôt de sympathie communiste, la prise de risque est bien évidemment maximum même si l’Anglais – auquel le réalisateur prête logiquement le plus d’attention – se défend de soutenir cette idéologie.
Reniée par l’auteur du roman qui y voyait très nettement une trahison et un contre-sens (contrairement au remake qui sera réalisé en 2003 par Phillip Noyce), cette libre adaptation par Mankiewicz reçut un accueil très frileux de la part des critiques et du public. Plus ou moins renié par l’auteur qui voyait dans cet échec au box-office l’échec même du film, Un Américain bien tranquille est néanmoins une jolie curiosité enfin disponible en DVD. En complément de cette édition proposée par l’éditeur Swift, on peut retrouver une analyse – peu séduisante au prime abord mais finalement très instructive – du parcours atypique du réalisateur au sein du système hollywoodien, de ses débuts de scénariste et producteur jusqu’aux chefs d’œuvre qu’il réalisa par la suite.