Étrange coffret « année 1990 » que celui-ci, puisqu’il comprend trois films de cette période, et l’un datant de 1984. Qu’à cela ne tienne : une véritable cohérence thématique ressort de la mise en parallèle de My Name Is Joe, Carla’s Song, et des documentaires Les Dockers de Liverpool et Which Side Are You on ?
Lorsque Loach sort, au milieu des années 1990, les romanesques et puissants Carla’s Song et Land and Freedom, on est bien loin de la forme brute du style des débuts, de Family Life notamment. Cela étant, la volonté de vérisme forcené du réalisateur reste intacte, et même si la forme a beaucoup évolué, le fond de son cinéma reste le même. Land and Freedom, l’évocation par le réalisateur des brigades internationales et de la guerre civile espagnole, se pose en pinacle romanesque de la pente toujours plus idéaliste commencée avec Ladybird et Raining Stones. Le poing levé et le sourire au lèvre, la petite fille d’un combattant anglais des brigades internationales enterre son grand-père en faisant sien son idéal libertaire, se posant ainsi en héroïne rêvée d’un Loach qui exalte la beauté des idéaux purs.
Carla’s Song, et un peu après My Name Is Joe, semblent un retour douloureux au réel pour le cinéaste, puisque les deux films consacrent la faillite de l’idéal, du sentiment pur et abstrait face aux vicissitudes absurdes du destin. Plus que jamais, Loach développe dans ce film une galerie de personnage qui deviennent de par leurs expériences les vecteurs des idées du réalisateur, alors que son cinéma fonctionnait de façon inverse auparavant, avec une situation donnée comme immuable, et qui écrasait des individus dont l’insignifiance ressortait notamment dans un traitement parfois largement elliptique. Mais Joe et Carla, au contraire, revêtent une peau humaine bien avant que le propos social voulu par le réalisateur ne prenne le dessus, et Loach signe d’ailleurs avec Carla’s Song l’un de ses films les plus humains, loin des grandiloquences un brin forcées qui seront celles du Vent se lève et de Just a Kiss. Judicieuse césure thématique donc, le choix de séparer Land and Freedom des films qui le suivent chronologiquement permet de les considérer comme les deux facettes d’un même portrait humain juste, touchant et sans concession.
Réalisé entre les deux films de cinéma de cette édition Les Dockers de Liverpool (dont la traduction littérale du titre eût plus volontiers été La Flamme vacillante : une histoire de morale contemporaine) revient sur le terrible conflit qui opposa les employés des docks de Liverpool à un armateur, suite au licenciement de plusieurs centaines d’entre eux après qu’ils aient refusé de forcer un piquet de grève. Which Side Are You on ? date, quant à lui, de 1984, et traite des grandes grèves de mineurs en Angleterre à travers un regard inédit et judicieux : la façon dont les travailleurs se sont exprimés par l’art (chansons, poèmes, sketchs…). Doux-amer, le film fait judicieusement écho à la forme et au fond des Dockers : il s’agit, à chaque fois, pour Loach de se substituer aux représentants et des travailleurs et aux médias traditionnels et d’attirer l’attention sur la situation. De facture remarquable, l’un et l’autre des documentaires permettent à la fois d’analyser l’évolution du style de Loach documentariste, mais aussi et surtout de saisir comment il procède pour traiter un propos similaire par le style documentaire comme par le style fictionnel.
Un choix thématique judicieusement pensé préside donc à cette nouvelle anthologie de Ken Loach, dont on pourra cependant regretter qu’elle n’offre réellement d’autre matériel critique que les introductions (claires mais peut-être un peu rapides) de Pascal Mérigeau, critique au Nouvel Observateur. Cela étant, la qualité visuelle de cette anthologie et l’importance des films présentés dans l’œuvre de Loach en font un coffret tout simplement passionnant — et passablement bouleversant.