La sortie du luxueux coffret Body Double, édité par Carlotta, est l’occasion de se repencher sur ce qui constitue peut-être le film le plus radical de De Palma, la pointe moderne d’une œuvre où les enjeux dramaturgiques sont évidés pour atteindre une forme d’apparente gratuité dans des moments de pures suspensions (le fameux clip de « Frankie goes to Hollywood », petit tronçon presque autonome), mais aussi un film qui feint de reposer sur la seule force assurée de son style pour au bout du compte explorer un passionnant programme réflexif. Car si les somptueux Pulsions et Obsession avaient déjà démontré l’appétit maniériste du cinéaste pour l’œuvre d’Alfred Hitchcock, Body Double pousse à son paroxysme son penchant pour la relecture, tant le film avance au gré de décalques, de télescopages de scènes et de situations cinématographiques déjà vues. De doubles, il ne s’agit que de cela : une Madeleine des temps modernes s’exhibe devant une fenêtre (Fenêtre sur cour) et attire l’attention de deux voyeurs, un acteur claustrophobe (Vertigo) et un effrayant Indien au double visage. La femme a bien entendu elle aussi sa doublure, mais c’est De Palma lui-même, sorcier post-moderne retravaillant obstinément l’héritage hitchcockien pour en dégager sa quintessence et la faire sienne, qui apparaît comme le plus double de tous. Le spectateur entre dans un film dont au fond il n’ignore rien : chaque embardée vers Vertigo ou Fenêtre sur cour lui révèle en avance l’identité de tel ou tel personnage ou le virage scénaristique à venir. Et pourtant, Body Double tient plus du labyrinthe tortueux que de l’exercice maniériste balisé, à l’image de son segment le plus connu, la longue filature d’une femme objet d’un désir, ou plutôt, là encore, d’un double désir : désir sexuel et désir de fiction.
L’œil qui jouit
Le film repose de fait sur un entrelacs de désirs et de projections. Jake Scully est un acteur écumant les tournages médiocres qui découvre, au tout début de l’intrigue, que sa compagne le trompe. Son quotidien est le double-fond d’Hollywood, comme le révèle le décor de western sur lequel apparaît le titre : un de ces individus de l’ombre qui rêve de la lumière, un homme insatisfait qui cherche à, littéralement, entrer dans un film. Il rencontre Sam Bouchard, un autre acteur, qui lui aussi est animé, sur un mode plus conscient, par un désir de fiction. Scully est l’idiot idéal pour son scénario, alors il l’auditionne, le prépare, le dirige, et lui offre la scène tant désirée : une baie vitrée à travers laquelle Scully pourra voir mais aussi vivre une aventure extraordinaire. D’où la dimension quasi abstraite de l’histoire qui va suivre : l’enquête et le rôle que joue Scully est une exacerbation de ses pulsions sexuelles, le télescope qui lui permet de regarder un prolongement phallique au même titre que la perceuse qui viendra pourfendre, dans un plan équivoque, le corps de la femme désirée. C’est là que De Palma se détache de Fenêtre sur cour : la fièvre sexuelle du personnage contamine le monde qu’il contemple mais dont il est aussi acteur. Pour conjurer son rôle du cocu claustrophobe et naïf qu’il tient dans la réalité, le Scully-comédien enfile une série de costumes : le voyeur mais aussi le détective, l’amant héroïque, la victime des circonstances, l’ingénu perdu dans le milieu du porno, le producteur X aux cheveux gominés, l’acteur sûr de lui qui remettra à sa place un réalisateur peu scrupuleux.
Le spectateur assiste ainsi moins, par l’entremise de Scully, au film écrit et dirigé par un autre (le crime parfait mijoté par Sam Bouchard), qu’à la superposition de deux désirs de fiction projetés par chacun des deux personnages. D’où la coupure au sein du récit, qui semble comme redémarrer une fois Gloria morte, lorsque Scully aperçoit la Madeleine soudainement ressuscitée au détour d’une bande-annonce pour un film porno. Sauf qu’à l’inverse de la figure de Vertigo, Holly n’est plus qu’une silhouette sur laquelle Scully projette son désir, non pas une image qu’il veut récréer mais un simple corps qui va permettre de continuer l’aventure. Elle devient alors le réceptacle d’un prolongement du récit qui va s’entrechoquer avec le scénario élaboré par Bouchard, jusqu’à rendre perméable la frontière entre réel et fiction, dans une scène où Scully revient à la toute première séquence du film – lui paralysé dans une tombe de studio, incapable de jouer son rôle de vampire – pour la rejouer avec la conscience qu’elle a déjà existé. Cette scène, comme mise en abyme de l’entreprise de De Palma, ouvre sur un vertige : le trauma rejoué est une rêverie éveillée dans la fiction que vit le personnage (soit un film dans le film dans le film), un fantasme qui lui permet de donner au récit son point final (défaire Bouchard) par un retour au réel, mais aussi d’accoucher d’une version idéalisée de son quotidien (réussir la prise, être un bon acteur) par le prisme de la fiction. Tel est le sujet profond de Body Double : le cinéma comme une circulation permanente entre le vrai et le faux, ce qui viendra entériner sur un mode ludique le générique de fin, par le dévoilement d’un trucage de tournage. Sous ses allures de variation fétichiste et d’exploration lubrique du Los Angeles rococo des années 1980, le film clôt de fait autant la période des relectures hitchcokiennes qu’il annonce les chefs‑d’œuvre théoriques des années 1990 : Mission Impossible et Snake Eyes.