Certaines personnes ont de la chance. Après une carrière jusque là surtout marquée par des films de commande (Gremlins, L’Aventure intérieure, Explorers…), Joe Dante se voit proposer, en 1992, le projet de Panic sur Florida Beach, qui lui permet de donner libre cours à son humour dévastateur, à son inventivité formelle… et, pour la première fois avec une telle intensité, à son amour du cinéma. Une ode en mode mineur, qui gagne en sincérité ce qu’elle perd en grandiloquence.
Le début des années 1990 est une période faste pour Joe Dante. Au début de sa carrière, le réalisateur a, sous la férule de Roger Corman, livré le très savoureux Piranha (1978) – qui ne cède rien en termes d’irrévérence au remake réalisé par Alexandre Aja. Trois ans plus tard, avec l’aide des créations redoutables de Rob Bottin, il apporte un sang neuf au mythe du loup-garou avec Hurlements (1981). Puis, sa carrière s’engage sur les rails mieux balisés des productions de Steven Spielberg. Celui-ci, à cette époque, semble vouloir s’attacher une écurie de jeunes réalisateurs prometteurs pour une série de films fantastiques « familiaux » appelés à rester dans les annales : ainsi, il débauche le plutôt brutal Tobe Hooper, et l’emmène loin de ses Massacre à la tronçonneuse et autre Crocodile de la mort, vers le très sage Poltergeist. Joe Dante, quant à lui, nous donnera, sous l’influence de Spielberg, une Quatrième Dimension pour le cinéma, un Explorers qui ne sera pas un grand succès, mais surtout Gremlins (1984) et L’Aventure intérieure (1987), depuis entrés au panthéon des films cultes.
Malgré l’influence de Spielberg, qu’on devine prédominante, Joe Dante parvient à conserver à ses films sa touche personnelle – principalement, une imagination visuelle qui doit énormément à Chuck Jones, et une tendresse pour le monde de l’enfance dont la sincérité et l’humilité manque peut-être au réalisateur de E.T. Après des Banlieusards mal accueillis – bien trop amers, ironiques et noirs pour le public auquel il est désormais associé, peut-être ? –, Joe Dante livre entre 1990 et 1993 un diptyque profondément personnel.
En 1990, avec Gremlins 2, il laisse libre cours à son imagination débordante, chaotique et cartoonesque. C’est, pour le réalisateur, le film tel qu’il aurait voulu le faire à l’époque du premier épisode. On y perçoit aussi, d’une façon très marquée, l’amour des références du réalisateur. Certes, le premier Gremlins voyait notamment Robbie le robot, star de Planète interdite (Fred Wilcox, 1956) apparaître succinctement (ainsi qu’une citation frontale de La vie est belle de Capra). Mais ce n’est rien en comparaison du fourmillement jouissif de références du second épisode, au premier rang desquelles le gentil Gizmo qui se découvre un modèle sous les traits de Rambo, tandis que Christopher Lee contemple avec horreur un gremlin se transformant en vampire (avant de percer un joli trou dans le mur, en forme de signe de Batman !). Joe Dante aime le cinéma – même et surtout le cinéma bis –, il tient à le faire savoir : son film pourrait être un chaos ininterrompu, pas du tout maîtrisé… Mais c’est tout le génie du réalisateur de savoir évoquer une époque, une culture, un rapport au cinéma et au monde qui tient avant tout du foisonnement baroque de l’imagination, sans jamais se perdre, ni égarer son auditoire.
En comparaison du feu d’artifice de Gremlins 2, Panic sur Florida Beach pourrait sembler plus calme, posé – plus adulte ? Qu’on se rassure : ce n’est pas parce que Joe Dante a renoncé à la surenchère cartoonesque perpétuelle que le réalisateur s’est assagi. Au contraire : Panic se révèle un film très ambitieux, et très riche en références appuyées et gourmandes.
Au moment de la crise des missiles de Cuba, le réalisateur Lawrence Woosley (grandiose John Goodman) vient présenter son nouveau film, Mant !, où une fourmi géante attaque une ville, dans une cité américaine proche de Cuba. Gene, un jeune fan du réalisateur, a suivi ici son père, dans la marine et en opération au large de Cuba.
Joe Dante pourrait ne réaliser qu’un film sur la relation entre le jeune Gene et Lawrence Woosley, comme Tim Burton le fera plus tard dans son Ed Wood. Pourtant, il en profite pour affirmer son propos politique, déjà très présent dans les Banlieusards et dans Gremlins 2. C’est ainsi que l’Amérique des années 1950, celle qui assurait à ses citoyens que se coucher les mains sur la tête assurait de survivre à la bombe atomique, en prend pour son grade – mais pas seulement. Ainsi, deux parents aux airs de libres penseurs un tantinet paranoïaques ne sont pas épargnés. Le salut vient, bien sûr, des enfants – mais pas uniquement du personnage principal (grandement autobiographique, selon Joe Dante dans la passionnante interview proposée par le DVD), car Lawrence Woosley, pour adulte qu’il soit, conserve intacte une part enfantine fondamentale : la capacité d’émerveillement.
Woosley est calqué sur nombre de réalisateurs des années 1950 : Jack Arnold, Bert Gordon, mais surtout William Castle. Pourtant réalisateur de grands classiques de l’horreur (La Nuit de tous les mystères, Le Désosseur de cadavres ou l’original de 13 Ghosts), William Castle prête avant tout à Lawrence Woosley son « sens du spectacle ». Artisan de génie, Castle était le prince du gimmick, capable de motoriser les fauteuils des salles passant son film ou de faire traverser la salle à un squelette bien réel, au moment de l’apparition d’un squelette à l’écran. Sensations garanties.
Lawrence Woosley aime donc à faire peur, à faire vivre le cinéma plus intensément à son auditoire – mais sa profession de foi, expliquée au jeune Gene, est plus profonde encore. Le cinéaste le dit tout simplement : faire peur au cinéma, c’est permettre au spectateur de sortir en se sachant rassuré – l’horreur reste derrière la porte de la salle. Dans son interview, Joe Dante souligne que le déclic qui a permis de mettre véritablement Panic sur les rails a été de placer son récit pendant la crise des missiles : en somme, rien ne peut supplanter, en termes d’horreur, tout ce que vivent les protagonistes, jeunes ou moins jeunes, d’une crise comme celle des missiles de Cuba.
Panic sur Florida Beach est donc, bien sûr, un film sur le cinéma, la tendresse de Dante pour le cinéma bis qui a bercé son enfance, tout autant qu’une démonstration tout en finesse de l’émerveillement permanent nécessaire à une telle cinéphilie. Mais, il s’agit surtout d’une charge éminemment politique contre la machine de guerre, contre une société qui, même si elle met l’individu en avant, enlève toute identité à ses citoyens, n’écoute plus rien ni personne.
Joe Dante aurait-il renoncé au cinéma, si la société qui l’a vu grandir avait été plus à l’écoute ? Mystère. N’y voit-il qu’une échappatoire ? Sûrement pas. Sans la moindre mièvrerie, sans l’ombre d’un sentimentalisme, Joe Dante redonne avec Panic sur Florida Beach la place qui est due à l’imaginaire. Dans son interview, Dante souligne les propos de son producteur, désemparé : ce n’est pas que le film soit mauvais, mais comment le distribuer, à qui le vendre ?
À sa sortie, Panic est un échec commercial – ce qui n’empêche pas le film d’acquérir un statut de « film culte » avec le temps. Un temps qui aura, espérons-le, permis de discerner à quel point ce « petit film », qui ne paye pas vraiment de mine, est l’une des plus bouleversantes déclaration d’amour au cinéma jamais tournées – d’autant plus forte que le film n’est jamais passéiste, ni nostalgique. Et c’est à raison : Joe Dante le montre bien, qui avec son récent The Hole rappelle, toujours en toute modestie, les grandes heures des contes noirs de l’enfance.
Dotée d’une iconographie somptueuse – surtout pour l’édition Blu-Ray, à l’affiche merveilleuse –, cette édition de Panic rend éminemment justice au film. On y trouve la passionnante interview de Joe Dante sur son travail, ainsi que la version montée de Mant !, un savoureux coup de chapeau au Tarantula de Jack Arnold et aux Monstres attaquent la ville de Gordon Douglas.