Des débuts de l’invitation de Hollywood dans l’industrie cinématographique britannique. Produit en 1936 par la toute jeune compagnie Hammer Productions (dont on connaît l’éclat ultérieur dans le cinéma de genre), Song of Freedom, drôle de film entre success-story, comédie musicale et film d’aventures que nous fait redécouvrir Wild Side Vidéo dans sa collection Vintage Classics, repose presque entièrement sur les épaules d’une forte tête : l’Américain noir Paul Robeson (1898 – 1976). Acteur de cinéma et de théâtre, chanteur, sportif, étudiant tardif en histoire et en langues africaines et orientales, cet artiste aux multiples talents fut surtout un des premiers activistes publics contre la ségrégation raciale – un des plus contestés aussi, eu égard à ses sympathies communistes – et son exemple dans les arts du spectacle devait inspirer de futures stars hollywoodiennes comme Sidney Poitier ou Harry Belafonte. Ses rôles l’ayant rendu conscient de la question de la représentation politique et sociale des individus au cinéma, Robeson put considérer Song of Freedom comme une victoire personnelle : pour ce film, il exigea et obtint (cas rarissime pour un acteur à l’époque) le final cut, droit sur le montage qui lui permit de veiller à ce que le message égalitaire et antiraciste dont le projet s’était investi ne fût ni bafoué ni mutilé par les producteurs. De quoi, au passage, achever de rendre bien accessoire l’apport du factotum que la Hammer fit asseoir sur la chaise de réalisateur, un certain J. Elder Wills dont le générique met même le nom au second plan derrière le logo de la firme.
Autodétermination assistée
Une introduction accélérée en fondus enchaînés nous fait passer des temps de l’esclavage à son abolition par l’Empire britannique, pour nous mener à John Zinga (Robeson), docker londonien socialement intégré, heureux dans le mariage et célébré par son entourage pour ses talents de chanteur, mais sentant confusément qu’il reste un étranger à ce milieu et que ses racines sont ailleurs. Une heureuse rencontre change son destin : il devient chanteur d’opéra, cessant de travailler de ses mains pour tirer profit de sa voix. Sa nouvelle renommée l’amène à résoudre le mystère de ses origines et à en suivre la piste loin de l’Europe, dans un ancien royaume africain dont il s’avère le dernier héritier. Les scènes de Zinga en chanteur d’opéra font surtout office de transition – un peu longue – pour mener au cœur du sujet (la confrontation du personnage avec ses racines), ainsi que de prétexte prolongé pour faire admirer l’impressionnante voix de basse de Robeson qui a droit, du début à la fin, à plusieurs remarquables performances de chant. Elles soulignent aussi une certaine ambiguïté dans le discours progressiste du film. Song of Freedom innove incontestablement dans son époque, par son portrait d’une minorité noire immigrée évitant sans effort la caricature, se passant de tout recours à une touche d’exotisme, montrant avec un certain idéalisme militant une communauté de travailleurs ignorant les questions de « race ». C’est d’autant plus frappant au regard du personnage noir féminin, Mrs Zinga, qui échappe aux traditionnels portraits de boules d’énergie inoffensives et bonnes pour le spectacle : on est ici loin du show complaisamment oscarisé de Hattie McDaniel dans Autant en emporte le vent ! Et cependant, le regard jeté sur les fractures entre couches sociales rétablit une certaine discrimination. Le scénario accrédite l’idée que si Zinga peut arriver à ses fins, c’est parce qu’un auteur – blanc – d’opéra l’a remarqué et lui a ouvert spontanément les portes de la gloire et de la réussite. En tant que docker capable pourtant de prendre le premier bateau pour l’Afrique, et déjà conscient de ses talents de chanteur, on ne lui offre pas la possibilité de franchir le pas à ce stade, on l’oblige au préalable à quitter les docks pour cette transition longuette lui faisant grimper l’échelle sociale, à atteindre un certain niveau de confort comme tremplin pour accomplir son désir. Cela se tient, après tout ; mais reste un certain soupçon, que les efforts d’égalitarisme du film rechignent à accorder totalement la capacité d’autodétermination aux minorités sur lesquelles celui-ci ambitionne de changer le regard.
La deuxième partie du film, où Zinga lutte pour ses droits sur l’ancien royaume africain tombé sous la gouvernance d’un chef spirituel obscurantiste, remet en perspective cette question de l’autodétermination, tout en recelant son propre lot d’ambivalence, concernant le conflit de civilisations. La première « scène africaine » de Zinga le voit débarquer sur la terre de ses ancêtres avec toutes ses ambiguïtés de descendant d’Africains élevé comme un Européen : convaincu d’appartenir au pays, mais vêtu du costume blanc du colon, ce qui dessert évidemment ses intérêts. La scène montre bien, cruellement, le héros pris entre deux feux culturels ; cependant, la suite exprime sans équivoque à quel feu va la préférence des initiateurs du film. Tandis que, cliché du film d’aventures aidant, le portrait des autochtones se retrouve chargé – sans débordement, cependant – des accents d’exotisme suranné qu’on avait épargnés aux personnages noirs de Londres (comme si le colonisé « civilisé » restait plus digne que le « sauvage » indépendant), le héros se charge non seulement de faire valoir son sang royal, mais aussi de formuler des promesses que n’aurait pas reniées un colonisateur, plaidant pour le progrès médical et technologique qu’il présente comme de la « magie de Blancs ». Ce discours d’interventionnisme un brin paternaliste, Robeson et le film le portent résolument en étendard, sans pour autant s’y jeter tête baissée (la médecine ne fait pas de miracles). À la fin, Zinga financera le développement de « son » royaume en retournant épisodiquement sur les scènes européennes. Équilibriste d’un antiracisme colonial, militant à la fois pour l’égalité raciale et pour l’ingérence du progrès des États riches chez les plus pauvres, Song of Freedom a au moins le mérite d’articuler sereinement les ambiguïtés de ces questions.