Auteur d’une large filmographie qui reste finalement assez neutre, le réalisateur britannique Roy « Ward » Baker a pourtant, via quelques films, laissé une marque indélébile sur le cinéma et la télévision anglais. Faiseur consciencieux, voire parfois inventif, Baker n’a jamais autant brillé que lorsqu’il illustrait l’œuvre de scénaristes de génie. Ainsi, deux de ses films majeurs tiennent avant tout à la qualité des scripts : Dr Jekyll et Sister Hyde (scénario de Brian Clemens), et Les Monstres de l’espace (scénario de Nigel Kneale). Ce dernier, tourné en 1967, est une œuvre de science-fiction majeure, et qui trouve, une fois n’est pas coutume, le réalisateur au sommet de son art. Ce n’est pas pour rien que le film est devenu une référence du cinéma fantastique – surtout pour John Carpenter.
Les Monstres de l’espace est un exemple de ce que l’on appelle le cinéma bis : un film de genre (ici, donc, la science-fiction avant tout, mais aussi l’horreur lovecraftienne), habituellement méprisé de la critique institutionnelle, et doté d’un budget ridicule. Ajoutons à cela une tendance au titre volatile. Ainsi, Les Monstres de l’espace est titré, à l’origine, Quatermass and the Pit, mais aussi Five Million Years to Earth aux États-Unis, The Mind Benders, voire un très libre Le Monstre des abîmes pour l’exploitation vidéo en France. Restons donc rigoureux, et appelons le film par son vrai nom, Quatermass and the Pit, d’autant qu’il convient de retracer sa généalogie filmique.
Quatermass et la Hammer
Bernard Quatermass est donc une icône pulp en Angleterre. C’est, avant tout, un personnage de serial télévisuel et cinématographique œuvrant dans le domaine de la SF, et qui a zigzagué, au long des années 1950, entre petit et grand écran. Ses aventures prennent toujours naissance à la télévision, cependant : chaque aventure de Quatermass est ainsi déclinée en épisodes au long de ce qu’on appellerait aujourd’hui une saison, avant d’être adaptée au cinéma dans un film unique. C’est là que l’on trouve la première apparition de Quatermass and the Pit (1958), dans une version télévisuelle en noir et blanc qui est essentiellement similaire au film, mais court sur trois heures.
C’est également la dernière saison de la série. La désaffection du public pour le genre se fait cruellement sentir – il faut dire qu’entre les films de Val Guest et les trois saisons télévisuelles, Quatermass est omniprésent pendant cette décennie. La Hammer Films, qui produit les adaptations cinématographiques, rencontre un succès sans précédent à la fin des années 1950 : Frankenstein s’est échappé ! en 1957 et Le Cauchemar de Dracula en 1958 mettent la barre résolument en direction du cycle majeur de la firme, la résurrection des classiques de l’Universal dans une version bien dans l’air du temps. Les aventures quelque peu timides du professeur Quatermass sous la direction de Val Guest (Le Monstre en 1955 et La Marque en 1957) sont donc remisées au placard, en attendant que les flamboyantes turpitudes du Baron Frankenstein, le cycle majeur de la Hammer, porté par le génie de Terence Fisher, passent elles aussi de mode.
C’est donc chose faite en 1967, mais le Bernard Quatermass qui revient sur les écrans est subtilement différent de celui de Val Guest. Tout d’abord, il prend les traits d’Andrew Keir, un acteur qui, aux yeux de Nigel Kneale, est bien plus légitime qu’André Morell, le dernier interprète en date. Une décennie a passé, et les pontes de la Hammer pensent que le public est prêt à la fois à revoir Quatermass, et à ce qu’il ait un nouveau visage. À nouveau visage, nouveau metteur en scène : c’est Roy Baker, auréolé de son grand succès Atlantique, latitude 41°, qui est contacté. À cette occasion, on lui adjoint le « Ward » central, pour qu’il ne soit pas confondu avec un autre Roy Baker, coutumier des productions de la Hammer.
1967, année de l’espace
Dans cette troisième mouture cinématographique, le professeur Quatermass se voit mêlé à une énigme scientifique : la découverte, sur les lieux d’une extension du métro londonien, d’une navette vraisemblablement d’origine extraterrestre, enterrée là depuis des millions d’années. Comme dans le 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick – qui sort en même temps que le film, et l’éclipse évidemment –, il est rapidement question de l’influence que les habitants de cette navette auraient eu sur l’humanité : ainsi, le bond dans l’évolution nécessaire à l’avènement de la société humaine moderne, l’accession à une intelligence réelle, serait le fait des actions des envahisseurs. Bientôt, Quatermass et ses collègues scientifiques avancent l’hypothèse consternante que, non seulement les êtres humains ne seraient doués d’intelligence que par l’action de ces extraterrestres – des Martiens – mais, en plus, ceux-ci auraient enfoui profondément, dans la psyché humaine, un mélange de pouvoirs dormants et d’instinct de meute, qui pourrait transformer les humains en clones des Martiens, avec une forte tendance à la destruction de tout ceux qui diffèrent.
Le ton résolument pessimiste du scénario de Quatermass and the Pit est autant une captation de l’air du temps – comme dans 2001, la libre création de sa civilisation par l’homme n’est qu’une chimère – que la suite du propos amorcé par la Hammer dans la série des monstres, où les instincts, délicieux et incontrôlables, règnent en maître. C’est également l’une des premières occurrences, avec La Malédiction d’Arkham de Roger Corman (1963) et Le Messager du diable de Daniel Haller (1965), de l’univers de H.P. Lovecraft au cinéma. Avec son finale désespérant – le legs des Martiens, la tendance atavique à détruire tout ce qui diffère de la norme, se manifeste pleinement, prive les humains de leur libre arbitre, et le film s’achève sur la certitude que la victoire contre les créatures n’enlève pas du cœur de l’homme ce vice irrépressible – il s’agit même d’une des adaptations majeures de l’écrivain de Baltimore. Peu d’autres films sont parvenus à susciter le sentiment d’impuissance insurmontable qu’évoquent les monstres de Lovecraft – peut-être, seule, la trilogie de l’apocalypse de John Carpenter y est-elle parvenue.
Bernard Quatermass et Roy Ward Baker
L’impression de désespoir inéluctable qui se dégage du film est renforcé par la progression scénaristique, remarquable cavalcade orchestrée par Nigel Kneale. Réduisant de moitié son script originel, le scénariste pratique avec talent l’art de l’accroche narrative. Ainsi, chaque séquence contient en germe celle qui la suit, grâce à une nouvelle information, une nouvelle orientation qui n’est jamais réellement mise en exergue avant que l’on ne progresse dans le récit. Elle est pourtant suffisamment justifiée pour que la marche narrative se fasse sans anicroche, sans égarement, donnant une impression curieuse au spectateur de Quatermass and the Pit. Ainsi, le récit va à un rythme proprement affolant, chaque séquence légèrement plus courte que la précédente, selon une marche narrative qui, pour logique qu’elle soit, est très dense. Cet effet de montage, qui accélère la durée de l’action au fur et à mesure que l’on approche de la conclusion, conjugué à la profusion d’informations plonge l’auditoire dans un cauchemar étouffant. De l’esthétique télévisuelle, Quatermass and the Pit retient l’art du cliffhanger – même si, le plus souvent, la réponse à la tension narrative mise en jeu par ce cliffhanger est donnée immédiatement, le simple fait de conclure une séquence sur une information étonnante ou une révélation intensifie l’impression d’emballement du récit.
Le réalisateur Roy Ward Baker utilise au mieux son script, en partageant le temps à l’écran entre plusieurs personnages principaux : Bernard Quatermass n’est plus, ainsi, qu’une sorte de prête-nom, de moteur auxiliaire de l’intrigue, qui se partage à parts égales entre le Dr Roney (James Donald), paléontologue responsable de l’équipe de fouille du site, et son assistante Barbara Judd (Barbara Shelley). Là encore, on trouve le legs de la saga du baron Frankenstein chez Hammer : une importance accrue des personnages féminins, qui s’éloigne même, dans le cas de Quatermass and the Pit, de l’utilité érotique, puisque le personnage de Barbara Judd est celui via lequel l’intrigue progresse le plus, et le plus vite. C’est également celui qui se voit accorder une place toute particulière : lorsque les émanations démoniaques du vaisseau martien transforment la population de Londres en drones meurtriers, aucun n’est si intensément dépeint qu’elle. Du fait de cette multiplication des vecteurs, la perception du spectateur s’égare, l’impression d’étouffement, de rapidité créée par l’écriture imbriquée de Nigel Kneale se trouve renforcée : la stylistique de Roy Ward Baker s’affirme au contact du solide scénario.
Si les scénario et mise en scène de Quatermass and the Pit ont très bien vécu le passage du temps, il n’en est pas de même des effets spéciaux – pour partie du moins. Qu’est-ce qui peut bien avoir présidé à la création des effets spéciaux du film ? Mystère. La manifestation du Diable – en fait, une des créatures martiennes – dans le ciel de Londres, la destruction des rues par des Londoniens possédés, les effets de télékinésie déclenchés par l’influence du vaisseau enterré en passe de réveiller ses fluides maléfiques sont tous remarquables, créations exemplaires pour un film au budget tel que celui de Quatermass and the Pit. Mais, lorsqu’il s’agit de faire découvrir à l’auditoire les Martiens insectoïdes contenus dans le vaisseau, leur aspect est tellement statique, plastique, que la scène confine au ridicule. Une excellente direction d’acteur – et quelques effets de putréfaction bien sentis – permettent de passer rapidement la scène sans pour autant remettre en cause la suspension consentie de l’incrédulité. Hélas, une machine permettant de matérialiser sur un écran les ondes cérébrales nous donne bientôt à voir une représentation de ces créatures sur leur planète d’origine : encore un grand moment de ringardise, tellement peu crédible que les personnages eux-mêmes ont besoin de décrire explicitement ce qui est montré, afin de soutenir l’effet visuel.
On a déjà mentionné le fait que l’année de sortie de Quatermass and the Pit coïncide avec celle de 2001, l’odyssée de l’espace. Évidemment, les deux films ne jouent pas dans la même cour, et blâmer les années d’oubli du film de Roy Ward Baker sur celui de Stanley Kubrick serait prendre un raccourci inacceptable. Les effets sus-mentionnés, terriblement datés, trahis, de plus, par les couleurs chatoyantes du film sont également certainement responsables du trou de mémoire dans lequel sombre Quatermass and the Pit, quelques années seulement avant la chute du studio Hammer. Le film est, nous le disions, un exemple du cinéma bis : ajoutons à ses qualités le fait qu’il ait accédé rapidement – et partiellement du fait de son oubli par l’histoire du cinéma – à un statut culte auprès des amateurs de science-fiction, qui ne lui ont jamais retiré leur affection. Bientôt, pourtant, le voilà qui disparaît, tel son vaisseau extraterrestre, dont l’influence se fait malgré tout subtilement sentir, et qui n’attend que d’être déterré à nouveau…
Bernard Quatermass et John Carpenter (avec Lovecraft dans un coin)
Ce que fait John Carpenter, en réalisant sa trilogie de l’apocalypse. Celle-ci comprend The Thing (1982), Prince des ténèbres (1987) et L’Antre de la folie (1994). On a déjà souligné les liens de ce triptyque avec Quatermass and the Pit, en cela que les films sont l’œuvre de cinéastes ayant pleinement compris l’essence du mal créé dans ses écrits par H.P. Lovecraft. Le caractère incompréhensible, absolu de la malveillance des êtres du mythe lovecraftien est, à l’époque de leur création par l’auteur, résolument unique – une monstruosité purement fictionnelle, mais qui pourtant évoque les terreurs les plus primales tapies au fond de la psyché humaine, au fond des mythes qu’il crée pour lui-même, tel que celui du Diable polymorphe, et du pain bénit pour qui se pique de dépeindre la peur à l’écran. L’Antre de la folie et The Thing multiplient les clins d’œil subtils à Quatermass and the Pit : ainsi, le nom du village dans lequel se résout l’intrigue de L’Antre…, Hobb’s End, est une référence littérale à la station de métro londonien dans laquelle se déroule le film de Roy Ward Baker. Dont John Carpenter n’a jamais fait mystère de son désir de réaliser un remake…
Or, si la filmographie de « Big John » montre qu’il n’a jamais mené ce projet à son terme, on peut y discerner une méthode de réappropriation systématiques des références cinématographiques. Les films de John Carpenter sont une citation perpétuelle, parfois très subtile, de son histoire filmique, de ce qui l’y a marqué. Subtil, son remake de Quatermass and the Pit l’est également : regardons de plus près Prince des ténèbres. Le nœud de l’intrigue est un objet inconnu, extraterrestre, purement maléfique, et enterré. On appelle sur les lieux une meute de scientifiques pour résoudre l’énigme, sans succès. Mais, il s’avère que la chose contenue dans l’objet est douée de conscience, qu’elle va contaminer les uns et les autres, faisant appel à un mal primal contenu en chacun, et utiliser ses pions pour tenter d’éliminer ceux qui résistent, ceux qui sont différents. Le tout, pour terminer sur une fin ouverte terrible, qui souligne bien que la victoire du « bien » n’est que temporaire, et finalement illusoire.
Si certains jalons du récit diffèrent, Prince des ténèbres est bien un remake de Quatermass and the Pit. The Thing s’annonçait comme un remake de La Chose d’un autre monde : le film n’a pourtant, hormis son pitch, que peu à voir, narrativement, avec le film de Nyby et Hawks. En revanche, sans annoncer clairement la couleur, Prince des ténèbres est un remake à la lettre de Quatermass and the Pit. La filmographie de John Carpenter se révèle donc un véritable jeu de piste. Sans doute Carpenter, dont le talent pour créer des critiques féroces de la société contemporaine ne se dément pas, a‑t-il senti que les problématiques soulevées par Quatermass and the Pit étaient d’une actualité brûlante, au milieu des années 1980.
Le discours sur le rejet d’un autre différent, sur la nécessité atavique d’une uniformité sociale, sur l’impossibilité pour l’individu prétendument civilisé d’échapper à cet instinct de meute, résonnent autant chez Roy Ward Baker, chez John Carpenter que chez Fritz Lang : M, Metropolis, pour ne citer qu’eux. Un véritable miracle de cinéma : que l’on puisse lier les œuvres les plus prestigieuses aux plus obscures, les plus grandioses, exigeantes aux plus populaires, dans un même effort d’ouvrir les yeux de l’homme, de tenter de le rendre meilleur.