On ne compte plus les parutions en DVD des films de la Hammer ces dix ou quinze dernières années, des grands classiques qui ont défini le genre et établi la réputation de la firme anglaise aux films anecdotiques nous resservant une énième fois et sans conviction des formules usées. Faire l’inventaire de ce qui a déjà été édité s’avérerait laborieux, même si on peut mettre en avant les coffrets édités par Seven 7, et qui constituent une bonne entrée en la matière en raison du panel des univers qu’ils proposent. Aujourd’hui, c’est au tour d’Elephant Films de s’y mettre en sortant en DVD et Blu-Ray pas moins de neuf longs-métrages, dont certains totalement inédits en vidéo, alors que d’autres avaient déjà fait l’objet d’éditions de qualités inférieures à ce que nous propose ici l’éditeur. Neuf longs-métrages donc, mais centrés uniquement sur une courte période de la firme, se situant au début des années 1960, à une époque où la Hammer travaillait en collaboration avec Universal Studios, partenariat qui s’arrêtera aux alentours de 1963 en raison notamment de l’échec commercial et critique du Fantôme de l’opéra de Terence Fischer.
L’héritage du cadavre
Parmi les singularités des œuvres qui nous sont proposés, on trouve notamment un genre de récits qui sera surtout de mise au début des années 1960, et que certains ont qualifié de période « mini-Hitchcock » de la Hammer. Conscient que le film dit d’horreur a subi une mutation en raison du succès de Psychose, la Hammer décide par l’entremise de son producteur et scénariste Jimmy Sangster de surfer sur la vague en concoctant des thrillers psychologiques et horrifiques, dans lesquels l’effroi ne provient pas de monstres sortis d’entre les âges, mais se révèle le fruit d’hallucinations et de manipulations psychologiques au sein d’un cadre grand-bourgeois. C’est ainsi le cas avec Paranoiac et Meurtre par procuration, dans lesquels les victimes sont des individus fragilisés par des traumas survenus durant leur enfance et exploités sans vergogne par des entourages peu scrupuleux. Dans les deux cas, à l’instar donc de Psychose mais aussi de Vertigo, on exploite le cadavre, c’est-à-dire le souvenir du mort, via notamment des apparitions plus ou moins orchestrées. Avec ces films, réalisés par Freddie Francis, le classicisme en Technicolor propre aux productions de la Hammer s’efface devant un noir et blanc expressif, fait de constants mouvements d’appareil et de cadrages recherchés, exploitant les possibilités des décors et notamment des grandes demeures gothiques. La folie et la torture psychologique vont de pair avec des espaces plus resserrés et moins distincts, des cadres dont les bordures sont floues, au sens propre comme au figuré.
La question du cadavre se retrouve aussi dans Le Fascinant Capitaine Clegg. Au sein d’un village abritant la tombe d’un célèbre pirate connu sous le nom de Capitaine Clegg, officie un prêtre pour le moins original mais respecté et soucieux du bien-être des habitants. Mais aux alentours, perdus dans les marais, œuvrent des cavaliers fantômes qui terrorisent les étrangers un peu trop curieux, ce qui amènera les autorités centrales à venir enquêter. Le fantastique et l’horreur ont là aussi un rôle ambigu, puisqu’ils ne sont pas des réalités matérielles mais des orchestrations pensées et conçues afin de maintenir une forme de cohésion sociale. On exploite les superstitions pour éloigner tout pouvoir qui chercherait à imposer un ordre centralisé à une communauté vivant quasiment en autarcie. Le Capitaine Clegg est au fond un dérivé de Robin des Bois, un pirate repenti conscient que le mal ne provient pas de ceux qui défient l’ordre mais de ceux qui l’imposent.
Enfin, dans Le Spectre du chat, le cadavre d’une dame âgée, assassinée par un entourage qui a trafiqué son testament pour en percevoir l’héritage, est finalement vengé par… son propre chat. Celui-ci, ayant assisté au meurtre de sa maîtresse bien-aimée, fait en sorte d’éliminer en provoquant des accidents tous ceux qui ont voulu et pensé cet assassinat, et ce jusqu’à ce que la vérité voie le jour. À la fois cocasse et drôle, le film pointe une fois de plus les travers d’une maison bourgeoise au sein de laquelle seul l’argent de l’héritage lie les individus.
Les mythes retravaillés
L’Empreinte de Frankenstein est un des rares Frankenstein non mis en scène par Terence Fisher, payant à l’époque le succès jugé insuffisant du Fantôme de l’opéra. Réalisé par Freddie Francis, le film est assez faible puisqu’il se contente de rejouer la partition du mythe sans y apporter grand-chose, ce qui donne une œuvre plaisante mais sans aucun mystère ni ambiguïté. Malgré l’idée d’un retour aux sources qui entraîne le docteur et son assistant à revenir au château/laboratoire où tout avait initialement commencé, et la présence d’un hypnotiseur dont les deux hommes ont besoin pour réanimer la créature, le film a du mal à insuffler un souffle singulier via un angle d’approche conséquent. Si les huit Frankenstein produits par la Hammer apparaissent comme autant de variations autour de la personnalité du Baron, le scénario ici revient d’une certaine façon aux origines. Le film se contente de faire du docteur Frankenstein (à nouveau interprété par Peter Cushing) non pas un monstre, mais un être humain ambitieux et avide de conquêtes scientifiques, obnubilé par des expériences qu’ils considèrent comme un progrès pour l’humanité, alors qu’elles sont génératrices de catastrophes.
Réalisé par Don Sharp, Le Baiser du vampire est parmi les films proposés un des plus réussis. L’histoire débute de façon très classique : un jeune couple fraîchement marié voit son véhicule tomber en panne dans un coin reculé. Trouvant refuge dans une auberge déserte, ils sont invités par une famille d’aristocrates vivant dans un château des alentours à une grande fête masquée au milieu d’une assemblée de convives. Mais durant cette soirée, la jeune épouse disparaît, et son mari, ivre et déboussolé, s’entend dire à sa stupéfaction qu’elle n’a jamais existé et qu’il est venu seul. Ici, le mythe de Dracula ne repose pas uniquement sur un individu sorti d’entre les âges et entouré d’une cour suffisante pour lui permettre de subsister. Le monde des vampires s’apparente dans le film à une forme de société aristocratique qui terrorise les villageois, et qui officie lors de cérémonies collectives codifiées. Les vampires sont des individus qui aspirent à une forme de raffinement extrême, que cela soit du point de vue de leur habitat, des objets qui les entourent, ou de la nourriture et des boissons qu’ils consomment. Ils sont autant des vampires qu’une bande d’esthètes qui considèrent que leur mode de vie supérieur leur donne un droit de vie et de mort sur des existences jugées inférieures. Ils représentent une société décadente qui s’apparente plus à une secte sataniste. D’ailleurs le film, et notamment son dénouement, ne sont pas sans évoquer Les Vierges de Satan, réalisé par Terence Fisher en 1968, toujours pour le compte de la Hammer. Le mythe de Dracula apparaît donc revu à travers le filtre de l’occulte et du satanisme, culture qui a irrigué l’Angleterre notamment au début du XXème siècle, et que l’on peut retrouver dans les œuvres et la vie d’Aleister Crowley, d’Austin Osman Spare, ou même de G.K. Chesterton dans un versant critique. Plus proche de nous, dans les années 1980, le chanteur Genesis P. Orridge s’était vu accusé d’être à la tête d’un groupe d’illuminés avec lesquels il pratiquait des sacrifices humains dans sa cave…
Fisher et le matérialisme fantastique
S’il convient de remettre en cause les idées reçues, il paraît pourtant assez indéniable de considérer que l’œuvre de Terence Fisher est un cran au-dessus de ceux de ses collègues de la grande famille Hammer. Sa direction d’acteurs et son sens si particulier du rythme et de l’épure, sa façon de dégager un espace qui instaure une distance vis-à-vis du drame, confèrent à ses récits une ambiance unique qui en fait un des grands auteurs de l’histoire du cinéma. Parmi les trois films de Fisher proposés ici, le moins bon est Le Fantôme de l’Opéra, dans lequel la firme avait pourtant beaucoup investi. Mais malgré les décors, le film manque de charme et peine à créer une atmosphère véritable. Jamais les acteurs ne réussissent à se fondre dans le cadre, et ce malgré un fantôme convaincant pour lequel on ne peut éprouver que de l’empathie, et le rythme si particulier grâce auquel tout le charme de Fisher opère en général ne se fait pourtant ici pas ressentir.
Ce climat se retrouve en revanche parfaitement dans Les Maîtresses de Dracula, sorti en 1960. La lenteur, le décor et les éclairages créent une ambiance unique, quelque chose qui enrobe les personnages dans une atmosphère à la fois séductrice et mortelle. Dans le film, une jeune préceptrice venue de France se rend dans un pensionnat de jeunes filles où elle doit dispenser des cours. Mais alors qu’elle fait une courte pause dans une auberge, l’homme qui la conduisait s’enfuit. Livrée à elle-même et alors qu’elle s’apprêtait à passer la nuit à l’auberge, une comtesse arrive et lui propose de venir dormir chez elle. Une fois là-bas, elle découvre que la comtesse ne vit pas seule mais avec un fils qu’elle tient captif. Mais séduite par ce dernier, la jeune femme le libère… Cette famille et la nourrice apparaissent comme les habitants d’un foyer maudit qui subsiste via une logique mortifère. Le film lorgne alors du côté de la tragédie familiale incestueuse, dans laquelle la mère est obligée d’enfermer son monstre de fils atteint d’un mal mystérieux, de le faire passer pour mort, tout en lui fournissant des jeunes filles qui sont autant de chair fraîche lui procurant ce nectar précieux qu’est le sang. Un vampire blond enchaîné par une mère qui l’a jadis couvert de toutes les attentions, et il n’en faut pas plus pour voir dans cette chaîne un cordon ombilical que l’on cherche à rompre. Les Maîtresses de Dracula, comme son titre le laisse entendre, montre bien la cour féminine entourant le comte et l’érotisme ambigu qui attire ses victimes à lui, sans parler des morsures. Toutefois, cet érotisme ne dissimule pas cette impression qu’en terme de morsure et donc de sexualité, les penchants du vampire le porteraient ailleurs que vers celles qui l’entourent. Le fils a eu dit-on de mauvaises fréquentations, et on l’enferme dorénavant de sorte à ce qu’il ne laisse pas libre cours à ses pulsions, et ce en dehors des jeunes filles que sa mère lui porte sur un plateau.
Enfin, avec La Nuit du loup-garou, Fischer revisite le mythe en le transposant en… Espagne, et ce, comme nous l’explique Nicolas Stanzick en bonus, pour ne pas gâcher un décor conçu pour un film qui finalement ne s’est pas fait. Mais ce qui frappe avec ce Loup-garou, c’est l’écriture de Terence Fisher, son évolution vers une forme de réalisme encore plus accentuée qu’auparavant, et un rejet des artifices esthétiques. Comme l’explique Nicolas Stanzick dans les bonus, la raison de ce bouleversement esthétique est aussi dû au fait que son précédent chef opérateur n’avait pas été reconduit par la Hammer, qui trouvait ses prétentions salariales trop élevées. Secondé par un nouveau chef opérateur à la technique et au style plus épurés, Fisher adopte alors un rythme lent qui se refuse à toute surenchère. Le drame de cet homme-loup apparaît devant nous non pas comme une fable, fût-elle à portée éducative ou métaphorique, mais comme quelque chose qui se situe dans une temporalité qui permet d’appréhender cette histoire au même titre qu’un fait divers survenu au sein de notre quotidien. Et cette façon de faire est d’autant plus forte que le récit même et les actions qui enclenchent le drame ont à voir avec un certain quotidien, avec des structures sociales qui sont tout sauf fantaisistes, et qui font que ce qui arrive à cet individu apparaît autant lié à une malédiction héréditaire qu’à un contexte politique. Tout le processus qui a conduit à la naissance de cet homme-loup découle d’actes d’oppression commis par des classes aisés sur des classes dites inférieures. Le monstre n’est donc pas qu’une incarnation du mal, il est humain, et ce d’autant plus qu’il a conscience de ses transformations, du danger qu’elles représentent, et en désespère.
Cette forme de réalisme propre à Fisher le conduira, dans un entretien qu’il a accordé à Bertrand Tavernier en 1964 pour la revue Midi-Minuit Fantastique, à évoquer l’idée d’un matérialisme fantastique, c’est-à-dire au fond un fantastique qui, bien que s’appuyant sur des histoires mythologiques, naît du concret de ce qu’est la vie des hommes, de leurs agissements et des injustices qu’ils commettent. Mais à y regarder de plus près, c’est quasiment l’ensemble des films proposés dans cette fournée Hammer qui dressent le portrait de classes sociales dont les agissements forment le terreau duquel croissent les monstres.
Bonus
Comme évoqué tout au long de ce texte, c’est Nicolas Stanzick qui s’occupe de la totalité des bonus de ces éditions, avec un petit documentaire nous contant l’histoire de la Hammer que l’on retrouve sur tous les DVD, mais aussi une présentation de chaque film en particulier. Ces dernières sont remarquables d’érudition, puisqu’elles nous proposent une recontextualisation de ces œuvres au sein de l’histoire de la Hammer et de l’époque, évoquent les différents collaborateurs, et fournissent des analyses plus que pertinentes. Stanzick connaît son affaire, ce qui est très plaisant. Il fut par ailleurs l’auteur il y a plusieurs années de cela de Dans les griffes de la Hammer, et supervise aujourd’hui la publication de l’ensemble des numéros de la mythique revue Midi-Minuit Fantastique, dont deux magnifiques recueils sont déjà sortis chez Rouge Profond, en attendant la suite.