Comme vous posez la question à vos interviewés dans Dans les griffes de la Hammer, qu’est-ce qui vous a amené à connaître et à apprécier la Hammer et le fantastique en général ?
Nicolas Stanzick : En ce qui concerne le fantastique, ça a d’abord été un choc en salle à l’âge de cinq ans, lorsque j’ai vu Le Retour du Jedi en 1983. La séquence où Dark Vador enlève son masque m’avait bouleversé. Il révélait deux visages : son masque atroce, qu’on connaît tous et qui est une sorte de tête de mort menaçante, et caché derrière, le visage d’un vieillard qui visiblement avait beaucoup souffert. Cette double image, rétrospectivement, est certainement l’origine de mon goût pour le fantastique, et aussi de mon goût pour Fisher (Terence Fisher, réalisateur phare de la Hammer (NDLR)). Il y avait incontestablement du Fisher dans cette séquence-là. Il y avait le Fisher que j’adore, celui qui s’attache systématiquement à filmer la dualité de ses personnages, celui des Deux Visages du Dr Jekyll, celui de La Nuit du loup-garou, celui du Cauchemar de Dracula. Dans ce dernier film par exemple, la superposition des visages de Christopher Lee est exemplaire : Dracula nous est d’abord présenté avec un plan large où il apparaît en haut d’un escalier, majestueux, en aristocrate racé jusqu’au bout des ongles, tout à fait sociable, puis un quart d’heure plus tard, Fisher introduit à nouveau le personnage en un gros plan légendaire qui nous le présente cette fois en monstre assoiffé de sang, ne communiquant plus que par grognements et sifflements. Le fantastique pour moi, c’est vraiment cela : dépeindre le double en tout homme, cette zone mystérieuse de l’âme humaine où réel et imaginaire se contaminent et deviennent indissociables.
Mon goût pour la Hammer stricto sensu lui, m’est venu lors de la diffusion du Cauchemar de Dracula à «La Dernière Séance», en 1985. Tout est né en fait d’une frustration : un article à cette occasion dans Télé 7 Jours sur le mythe de Dracula, très accrocheur, m’avait profondément fasciné. Je voulais absolument voir le film, et vu l’heure tardive de diffusion, je n’ai pas pu assister à la séance. En 1987, j’ai finalement vu Dracula, prince des ténèbres. J’avais déjà vu Le Bal des vampires de Polanski quelques mois auparavant, mais cette fois-ci, il y avait vraiment l’idée que c’était l’original, le vrai Dracula, avec Christopher Lee himself. J’ai eu très peur, mais j’ai aimé au point de tenter de l’adapter en roman dès le lendemain, en rebaptisant l’histoire « Comte von Krolock, prince des ténèbres », manière de faire fusionner Polanski et Fisher. C’est assez amusant, car j’ai même dessiné une couverture à cette occasion qui – je m’en suis rendu compte en retombant dessus par hasard il y a quelques jours – n’est pas très éloignée de l’affiche signée Guy-Gérard Noël retenue pour Dans les griffes de la Hammer : Dracula yeux injectés de sang et canines proéminentes, sur fond de château maléfique… Peut-être est-ce lié à cette expérience fondatrice, mais ce troisième Dracula réalisé par Fisher n’a jamais manqué depuis de susciter en moi cette excitation, cette angoisse originelle : la première partie est un modèle de montée progressive et inéluctable vers l’Horreur, avec cette atmosphère de cauchemar éveillé qui reste très inquiétante aujourd’hui encore. Quelques mois après ce Dracula, il y a eu Le Chien des Baskerville, vu en groupe cette fois au cours d’un goûter d’anniversaire chez un ami : certains enfants, dont je n’étais pas peu fier de ne pas faire partie, n’ont pas tenu le choc, et on a donc été obligé d’interrompre la séance après la fabuleuse séquence d’introduction qui voit le sadique Hugo de Baskerville poignarder une jeune domestique avant de se faire dévorer par le chien infernal dans de vieilles ruines gothiques…
Donc aimer la Hammer, c’est avant tout une histoire de mythologie personnelle ?
N.S. : C’est tout à fait ça. D’ailleurs, quand on pose la question à tous les cinéphiles qui à un moment donné ont cheminé en compagnie de la firme anglaise, tous racontent des expériences plus ou moins similaires. C’est le récit de telle ou telle photo d’exploitation vue à la dérobée en passant devant le Midi-Minuit, le Brady ou le Colorado, temples parisiens du cinéma fantastique, ce sont les longues années d’attente au cours desquelles on fantasme les films faute d’avoir la possibilité de les voir, c’est le sentiment très conscient de braver un interdit lorsque enfin on finit par voir son premier Hammer. Toute l’histoire de la Hammer en France, tient finalement dans l’invention d’une mythologie qui s’est imposée au détour des années 60 et 70.
Dans votre livre, vous privilégiez l’approche socio-historique, au détriment de celle, plus attendue de l’histoire du cinéma. Pourquoi ?
N.S. : Beaucoup de livres en Angleterre et aux États-Unis sont déjà sortis sur la Hammer, ses conditions de production ou le travail de ses metteurs en en scène ; en France, il y a eu des textes brillants, mais jamais dans le cadre d’ouvrages strictement consacrés au studio londonien : les écrits de Jean-Marie Sabatier, Gérard Lenne ou Jean-Pierre Bouyxou par exemple font toujours référence aujourd’hui. J’étais donc face à un paradoxe : j’allais écrire le premier livre français consacré à la Hammer, mais il me fallait néanmoins apporter quelque chose de neuf. Je suis historien de formation et il m’a semblé très vite que remettre les films dans leur contexte pourrait se révéler être un choix payant. On perçoit mal aujourd’hui la violence du phénomène Hammer en son temps : non seulement en termes graphiques à l’écran, mais au-delà, dans l’accueil réservé par la critique établie et l’opinion dominante. Le Cauchemar de Dracula, Frankenstein s’est échappé ont suscité de véritables tollés médiatiques. Les amateurs, qui allaient fonder la cinéphilie fantastique française, et les tenants d’une cinéphilie plus classique, se sont livrés une véritable bataille d’Hernani. J’exagère à peine… En France, c’est avec le déferlement des productions Hammer qu’on s’est véritablement initié au genre, c’est avec les films signés Fisher qu’on a découvert les grands mythes du fantastique comme Dracula, Frankenstein, le loup-garou ou la momie. Même les romans de Bram Stoker ou Mary Shelley n’ont eu droit à des éditions dignes de ce nom qu’une fois le phénomène Hammer bien installé, au milieu des années 60. Pour moi, parler de ces films dans le contexte français des années 60, celui des grandes heures de la cinéphilie, de la culture pop, de Mai 68, mais aussi de la persistance de pesanteurs morales d’un autre temps, c’était tout simplement leur rendre justice. C’était à la fois une manière d’écrire une histoire de la cinéphilie fantastique française via le prisme de la Hammer, mais aussi une façon de rendre intelligible une part de la vérité intime de ces films, généralement passée aux oubliettes lorsqu’ils sont vus ou commentés aujourd’hui : leur intense charge subversive initiale et leur faculté à transmettre une mythologie cinéphile à tous ceux qui un jour s’y sont frottés.
Que signifie de sortir un tel livre aujourd’hui ?
N.S. : Il y a plusieurs éléments de réponse. Certes la Hammer est un cinéma marqué dans le temps et qui appartient à une époque bien révolue. Mais il y a aujourd’hui un intérêt réel et renouvelé pour ce studio culte. Les éditions Metropolitan~/ Seven~7 ont par exemple récemment sorti une très belle collection de vingt DVD, intitulée « Les trésors de la Hammer » et celle-ci a visiblement été un succès commercial. Des sites internet comme www.thehammercollection.net sont entièrement consacrés au studio anglais et chaque jour, des fans y échangent via les forums leur point de vue sur ces films vieux de cinquante ans ! Plus symptomatique encore, la Cinémathèque française a organisé l’année dernière la plus importante rétrospective jamais consacrée à Fisher et celle-ci a fait autant figure de légitimation définitive du cinéaste que de reconnaissance officielle de la cinéphilie fantastique. Même sur le front de l’actualité pure, les choses bougent : la Hammer renaît aujourd’hui officiellement alors que ce retour était annoncé – espéré – depuis des années. Le studio vient de produire Beyond the Rave, un long métrage diffusé sous forme de feuilleton sur MySpace : ce n’est pas un film de cinéma à proprement parler, mais pourquoi pas ?
Et par rapport à la France, quand on voit que Mad Movies ou L’Écran fantastique sont toujours des succès de kiosques, que les festivals consacrés au genre pullulent (Gérardmer, l’Étrange Festival, le festival de Strasbourg…), ou que des chaines spécialisées comme Ciné FX trouvent leur public avec une programmation riche en inédits et particulièrement exigeante, on comprend vite que la cinéphilie fantastique n’a rien perdu de sa vitalité. Peut-être n’est-elle pas aussi subversive qu’auparavant, mais elle a toujours une identité très marquée. La Hammer lui a tenu lieu d’emblème pendant ses jeunes années : revenir sur son histoire, c’est donc aussi se poser des questions fondamentales sur soi-même lorsqu’on se revendique cinéphile fantastique…
Comment avez-vous vécu les entretiens avec les personnes interviewées dans votre livre, qui constituent à elles seules trois générations de cinéphiles fantastiques ?
N.S. : Au-delà de la mine d’anecdotes édifiantes, d’analyses pertinentes et de témoignages primordiaux, j’ai d’abord vécu ces entretiens comme des moments très émouvants. J’étais en quelque sorte face aux héros d’une fabuleuse histoire : ils sont les grands aînés fondateurs de la cinéphilie fantastique française, et immanquablement ils m’ont souvent parlé de cette époque de leur vie avec une nostalgie communicative. Même si certains d’entre eux sont passés à autre chose depuis, l’émergence de cette cinéphilie reste un moment privilégié de leur parcours. Quand on discute avec Michel Caen, on se rend compte que c’est quelque chose qui le travaille très fortement émotionnellement, encore aujourd’hui et je le comprends bien volontiers : il a connu de vrais succès financiers en fondant bien après Midi-Minuit Fantastique des revues comme Zoom ou Vidéo News, mais la reconnaissance du fantastique en France, c’était rien de moins que le combat de ses vingt ans.
Un des premiers charmes des films de la Hammer, c’était leur rapport aux contraintes qui pesaient sur ces films, en raison de leurs petits budgets…
Je ne dirais pas que c’était un des premiers charmes de la Hammer. Ce serait sans doute un peu réducteur de présenter les choses ainsi, car il y a bien des manières d’aborder ce cinéma : le genre, ses auteurs, son esthétique sanglante alors inédite, son travail sur les mythes, sa situation singulière dans l’histoire du cinéma, entre classicisme et modernité… Chaque amateur peut être séduit par l’un ou l’autre de ces aspects. Je dirais en revanche que cette manière de penser la contrainte du petit budget comme la condition d’une plus grande créativité, c’était toute la noblesse de ce cinéma. Les réalisateurs et techniciens de la Hammer se vivaient comme des artisans, et cette modestie leur a finalement souvent permis d’atteindre à l’art le plus authentique.
Vous n’abordez que peu le cinéma de Roger Corman, avec Vincent Price, le pendant américain de la Hammer…
N.S. : C’est avant tout pour une raison historique. Les films de Corman, tels que Le Masque de la mort rouge ou L’Enterrement prématuré, sortent pour la plupart vers 1969-70 en France, soit des années après leur production. C’est d’ailleurs grâce aux fondateurs de Midi-Minuit fantastique, Michel Caen et Jean-Claude Romer, qu’on a pu les voir ici : les films qu’ils programmaient au Studio de l’Étoile se voyaient ensuite distribués en province. Seuls La Chute de la maison Usher et La Chambre de torture sont sortis dès les années 1963-1965. Bref, au moment où l’essentiel du cycle Poe de Corman débarque enfin sur nos écrans, une période clef de la cinéphilie française est déjà scellée : les opus fondateurs du cycle Hammer ont été vus et assimilés, les premiers revirements critiques post-68 ont déjà eu lieu et Midi-Minuit Fantastique s’apprête à disparaître.
Plus largement, le livre ne cherche pas du tout à asséner l’idée que la Hammer proposait un cinéma supérieur à celui de l’Américain Roger Corman, de l’Espagnol Jess Franco ou des Italiens Riccardo Freda et Mario Bava. Les années 60 ont été un véritable âge d’or du cinéma fantastique, le troisième après celui l’expressionnisme allemand et celui de la Universal. C’était une période privilégiée dans laquelle la Hammer a joué un rôle de leader et a suscité hors de l’Angleterre mieux que des démarquages audacieux, des films finalement souvent très personnels. Personnellement, j’aime autant Bava que Fisher. La sensualité latine du gothique italien me touche autant que la fantasmagorie érotico-sanglante victorienne.
Ceci étant précisé, lorsqu’on se focalise sur ce qu’ont pu incarner tous ces films ici, même si Le Masque du démon, Crime au musée des horreurs ou Le Voyeur ont été des chocs aussi forts que Le Cauchemar de Dracula, la Hammer a incontestablement joué le premier rôle dans le champ des débats cinéphiles du temps et dans le rapport de France au fantastique. Il y a des raisons très simples à cela. Non seulement, les films produits par la Hammer étaient les plus nombreux, mais en ressuscitant les grandes figures du cinéma fantastique avec une rigueur toute personnelle, en jouant le jeu d’une équipe spécialisée où les mêmes metteurs en scènes, acteurs et techniciens se côtoyaient, la Hammer a crée un univers identifiable qui se prolongeait de films en films. C’est devenu un label en tant que tel, synonyme de fantastique, autant pour les amateurs que pour le « camp adverse » dont Télérama avait pris la tête. Le débat a donc fini par porter principalement autour de la Hammer. Et ce n’est pas un hasard si, au détour des années 1970, une nouvelle génération de cinéphiles fantastiques apparaît via la transmission d’un corpus cinématographique au sein duquel la petite compagnie londonienne a vraiment la première place. Ces nouveaux amateurs – pour résumer : la génération Starfix – seront ceux qui suivront religieusement la rétrospective annuelle consacrée à la Hammer au Festival Fantastique de Paris au Grand Rex. Ils seront ceux qui parallèlement, suivront les multiples rediffusions des classiques de Fisher, Sharp ou Gilling au Brady, au Colorado… Pour eux, la Hammer est devenue une anthologie de classiques qui non seulement permettait une initiation au genre et au cinéma en général, mais à une cinéphilie rêvée et idéalisée : celle, subversive et un peu révolue des années Midi-Minuit Fantastique. Bref, la Hammer est devenue une mythologie en tant que tel. Bava, par exemple, était adulé lui aussi, mais était dépourvu de mythologie propre…
Est-ce que ce cinéma bis, fauché, obligé d’être malin pour faire face au manque de moyens, a encore une actualité aujourd’hui ?
N.S. : Il continue à exister dans le regard de ceux qui l’ont aimé. Le cinéma de Burton, de Tarantino ou de Rodriguez fait très souvent référence au cinéma bis. Je trouve leur démarche souvent passionnante, même si je ne comparerais pas leurs films aux originaux dont ils s’inspirent. Un film comme Boulevard de la mort parle finalement plus de Tarantino lui-même que de Russ Meyer. Idem avec Sleepy Hollow qui en dit beaucoup plus long sur Burton que sur le trio Bava/Corman/Fisher dont l’influence est par ailleurs manifeste. Je trouve ces films fascinants parce qu’ils projettent sur l’écran des souvenirs très personnels, des émotions cinéphiles fondatrices. Ces films sont les fantasmes de leurs auteurs, certainement pas de vaines collections de citations qui disserteraient sur le cinéma de genre. Quand je vois Johnny Depp dans Sweeney Todd par exemple, il me semble absolument évident que Burton s’amuse avec son acteur fétiche, le souvenir de Boris Karloff en tête, comme un gamin rejouerait dans sa chambre ses séquences de cinéma préférées avec de petites figurines… D’ailleurs, ses premiers courts-métrages, Vincent ou Frankenweenie parlaient explicitement de cela. Je trouve cette démarche non seulement très émouvante et jubilatoire, mais avec le talent de réalisateur d’un Burton derrière la caméra, ça touche carrément au sublime.
Il me semble que ce rapport cinéphile et mémoriel au cinéma de genre a été initié avec Star Wars. Spielberg, toujours encouragé en ce sens par Lucas, lui a emboîté le pas avec Les Aventuriers de l’arche perdue et se suites. La génération Tarantino a pris depuis la relève. C’est une démarche quelque peu post-moderne qui correspond à un autre moment de l’histoire du cinéma, l’après-cinéma de genre : le genre est mort, que faire désormais si ce n’est filmer les émotions qu’il a jadis suscitées en nous ?
Le genre est mort ?
N.S. : Non, je ne pense pas. C’est évidemment une vue de l’esprit. Le genre ne meurt jamais, les cinéastes trouvent toujours une manière pour le réinventer, le reformuler, le renouveler. Lucas pour revenir sur son exemple, avait l’ambition de combler le vide de la disparition du western avec son premier Star Wars : à mon sens il a pleinement réussi, si ce n’est quantitativement en termes de production de films, du moins qualitativement en termes de contenu vis-à-vis d’un très large public. Terence Fisher a réussi le même exploit en redonnant vie au cinéma d’horreur gothique qui était considéré comme mort et enterré depuis les années 40 et les comédies fantastiques d’Abbott et Costello. Le genre ne meurt jamais donc, mais une certaine économie de cinéma – celle du cinéma bis, des salles d’exploitation – est bel et bien morte en revanche vers la fin des années soixante-dix. La disparition de la Hammer comme firme productrice de cinéma en 1979 ne signifie pas autre chose.
Est-ce que selon vous il existe encore un réseau comme celui des salles d’exploitation ? Est-ce le public alternatif est toujours au rendez-vous ?
N.S. : Le public alternatif est présent dans les festivals spécialisés. Il existe d’autre part les salles alternatives, des salles art & essai… Cela dit, l’art et essai, c’est déjà autre chose que le cinéma bis.
Est-ce que justement, le cinéma bis et l’art et essai ne se sont pas rapprochés, alors que le cinéma bis acquiert une certaine noblesse ?
N.S. : Ce n’est pas tout à fait exclu – pas mal de gens travaillent en ce sens. Jean-François Rauger par exemple fait un boulot formidable depuis qu’il est à la tête de la programmation de la Cinémathèque française. L’histoire du cinéma bis, ses auteurs, ses œuvres phares, ses sous-genres se sont largement popularisés grâce à lui et ont atteint un public bien différent de celui des salles de quartiers des années 60 et 70. D’ailleurs, il ne se contente pas de promouvoir le cinéma bis en tant que tel : il va jusqu’à défendre des auteurs qui ont œuvré dans le bis comme des auteurs à part entière. C’est pour cette raison qu’on a eu droit à des rétrospectives Mario Bava, Terence Fisher ou Jess Franco.
Est-ce que Jess Franco à la Cinémathèque, ça ne lui enlève pas une certaine… prestance ?
N.S. : Je ne crois pas. J’étais là à la soirée d’ouverture, en présence de Franco. C’est aujourd’hui un vieux monsieur qui a plus de 250 films derrière lui, et il était très ému de cette reconnaissance tardive. Personnellement, j’avais des a priori sur lui, mais ils ont vite volé en éclats : dès qu’on l’écoute parler de son cinéma, dès qu’on se plonge plus avant dans sa filmographie labyrinthique, on découvre un cinéaste tout à fait passionnant, porté sur un érotisme aussi expérimental que personnel. On lui a souvent reproché de faire n’importe quoi, de tomber dans le mauvais porno, le mauvais fantastique, d’être prêt à toutes les compromissions. Le mérite d’une rétrospective comme celle-là est de remettre les pendules à l’heure. C’est une vraie manière de tordre le cou à sa réputation de tâcheron paresseux du Z. Les longues séquences où Lina Romay, sa compagne depuis plus de trente ans, se caresse dans La Comtesse noire ou dans Doriana Gray, ne sont en rien du remplissage vide d’inspiration par exemple. Ce sont de longues scènes hypnotiques, radicales, où les zooms obsessionnels sur la vulve offerte tiennent lieu de manifeste esthétique : Franco est un cinéaste qui filme par pulsion, qui filme la pulsion, et qui plus simplement est amoureux fou de son égérie. C’est réellement très beau… Klimt faisait-il quelque chose de si différent lorsqu’il réalisait des esquisses au crayon de ses modèles, yeux clos, le corps tendu par le plaisir des caresses intimes ?
Le cinéma bis s’accommode donc très bien d’une certaine notoriété ?
N.S. : Pourquoi pas ? À la limite, peut-être qu’à l’époque de sa production, ce cinéma n’avait pas vocation à être légitimé, d’où les postures de francs-tireurs des cinéphiles fantastiques de l’époque. Ces films à petit budget, se rentabilisaient très bien sans reconnaissance critique et trouvaient leur public naturel avec tous les déracinés des boulevards : promeneurs solitaires, travailleurs immigrés, étudiants, clochards, érotomanes divers et autres dandys… Mais aujourd’hui, avec de meilleures conditions d’exploitation, avec la fin de la ghettoïsation de ce cinéma, il s’agit tout simplement de découvrir de bons films. Le cinéma n’est qu’un finalement : le terme « cinéma bis » n’est que l’expression des clivages d’une époque.
Est-ce qu’il est nécessaire pour un amateur de cinéma bis de passer derrière la caméra ? Est-ce que ça vous a effleuré l’esprit ?
N.S. : Je ne pense pas. Il m’arrive de m’amuser avec une caméra, mais il existe un pur plaisir de spectateur dont je me satisfais pleinement. En revanche, je suis guitariste dans un groupe de rock’n’roll qui s’appelle Ultrazeen, et toute cette culture de la série B, du cinéma de genre nous inspire assez régulièrement. On a fréquemment fait notre entrée sur scène avec le générique de Django de Sergio Corbucci, et on vient d’écrire un morceau qui s’appelle « Wolverine ». D’une manière générale, ce cinéma a souvent inspiré la culture punk. Il suffit de réécouter les Cramps par exemple pour s’en convaincre, ou ce groupe marseillais de Surf Music pas très connu mais absolument génial, Hawaï Samuraï, qui a sorti un titre intitulé « Le Masque du démon ».
Qu’est-ce que vous pensez du fantastique actuel, notamment français, anglais… ?
N.S. : Je connais assez mal le fantastique français actuel. Pour les quelques films que j’ai vus, ils me semblent souvent faits avec talent, conviction, honnêteté, mais ils pèchent néanmoins par excès de bonnes intentions. Ces films parviennent assez rarement à s’inscrire dans une véritable culture du genre : ils réfléchissent davantage sur ce que pourrait être le cinéma fantastique français s’il existait de manière décomplexée. De plus en plus de films fantastiques français sortent, certes, mais toujours avec cette ambition de faire LE film fantastique français ultime qui imposerait le genre ici. Résultat, ces films sont souvent des prototypes, de purs produits mentaux, qui peuvent être très intéressants et attachants, mais qui n’ont pas la toute-puissance d’évocation propre d’ordinaire au cinéma fantastique. Jean-Marie Sabatier disait que « le réalisateur de film bis a une sorte de rôle mediumnique », qu’il se fait « le traducteur spontané des mythologies collectives, objectives… ». C’est peut-être cette modestie du geste qui fait défaut ici. Ce qui ne veut pas dire qu’un film de genre doit être impersonnel pour être réussi, bien au contraire. Quoi de plus personnel qu’un film de Fisher, Bava, Romero, Carpenter, Argento ?…
En Angleterre, les choses se font de manière plus naturelle. C’est toujours une terre d’élection du fantastique. Les films de Neil Marshall comme The Descent, ou ceux de Simon Pegg, Shaun of the Dead et Hot Fuzz, sont à la fois ambitieux et suffisamment modestes dans leur rapport au genre pour fonctionner pleinement et apporter du neuf. Hot Fuzz, par exemple, puise très intelligemment dans la culture de la Hammer ou dans cet ovni qu’est The Wicker Man, qui n’est pas certes pas un Hammer, mais qui peut faire figure de film-testament de la Hammer presqu’au même titre que Frankenstein et le monstre de l’enfer : le film de Simon Pegg est pour moi autant une manière comique et décalée de rejouer tout ce pan de cinéma, qu’une façon de lui offrir un nouveau classique…
En Espagne aussi, sont également sortis des films très intéressants ces derniers mois : REC ou les Proies jouent la carte d’une horreur viscérale qui a visiblement des choses virulentes à asséner sur la prétendue modernité de nos sociétés occidentales.
Selon votre livre, la Hammer a cessé d’exister alors qu’elle a cessé d’être en phase avec son époque. La firme renaît de ses cendres aujourd’hui, qu’est-ce que ça vous inspire ?
N.S. : Beaucoup de curiosité ! C’est la première chose. Au-delà, ce qui me frappe c’est qu’un groupe comme Endemol, qui s’est fait connaître par la télé-réalité, et qui appartient donc à un univers qui n’a strictement rien à voir avec que qu’à pu incarner la Hammer dans les années 60, rachète le studio pour lui faire réaliser des films d’horreur gothique à base de vampires. C’est assez ironique et drôle, mais au-delà, c’est aussi le signe que la Hammer a une identité qui ne vacille pas, même aux yeux des professionnels des médias d’aujourd’hui.
Après je me doute bien qu’on ne va pas reproduire ce qui s’est passé dans les années 1960 : la rencontre d’un très grand auteur, Terence Fisher, avec une équipe technique formidable ; des producteurs qui avaient une vraie culture du genre, Anthony Hinds, James Carreras ; des chefs opérateurs comme Jack Asher ; des grands acteurs comme Peter Cushing, Christopher Lee ; un compositeur comme James Bernard… Il y a eu vraiment un certain nombre d’élément qui ont fait que ces films étaient passionnants et représentaient avec une rare acuité leur temps. Il est très improbable qu’une telle conjonction d’éléments ait lieu de nouveau. Mais il est vraiment sympathique de se dire que la Hammer est toujours vivante…
Finalement ce n’est que justice que la Hammer renaisse de ses cendres…
N.S. : Exactement ! [rires] Après tout, on a bien vu Dracula renaître sept fois…
Merci, Nicolas.
N.S. : Merci à vous.
Voir aussi : le site de Dans les griffes de la Hammer : www.myspace.com/hammergothic