La France et le cinéma de genre, ce n’est pas une histoire facile. La France et le fantastique, c’est encore moins simple. Et lorsqu’on parle de la maison de production Hammer, chère aux cœurs des cinéphiles fantastiques, la question est d’autant plus importante qu’elle est liée à la naissance de la cinéphilie fantastique française. C’est la thèse de Nicolas Stanzick, défendue avec passion dans la seconde édition, augmentée, revue, et proprement somptueuse, de son ouvrage consacré à la réception historique et sociologique du corpus de la Hammer en France.
En 1985, dans La Rose pourpre du Caire, Tom Baxter le personnage de cinéma tend la main à Cecilia la femme au foyer malheureuse et rêveuse. Va-t-elle choisir de le rejoindre de l’autre côté de la réalité, dans l’écran ? Peu nous importe, sinon l’image : le mythe cinématographique qui tend la main à son spectateur, c’est, pour les deux, admettre que l’un ne peut vivre sans l’autre.
Pour Woody Allen, comme pour beaucoup d’autre, le rapport à l’écran (et non à l’image, mais bien à son cadre) montre le besoin chez le spectateur d’autre chose qu’un pur divertissement. Entrer au cinéma est entrer dans un temple, ou le simple mortel va assouvir son besoin intime de sacré, de recréer ses icônes, et de leur redonner un culte. Paradoxe délicieux, ce rapport à l’écran est probablement plus l’apanage d’une population bien définie, que de toutes les autres « races » cinéphiles : les amateurs de fantastique bis, une population pourtant a priori bien étrangère à la pompe et à dignité généralement associée au sacré. Et pourtant : Boris Karloff, Vincent Price, George Romero, Musidora, Roger Corman, Terence Fisher, John Carpenter, Bela Lugosi, Christopher Lee, Elsa Lanchester, James Whale, Peter Cushing… ce sont bien parfois des icônes de l’impiété la plus éhontée auxquelles sont rendus les cultes les plus divers. Et parmi toutes ces sombres étoiles, une brille plus encore pour les cinéphiles fantastiques : la maison de production Hammer Films.
La France a toujours entretenu un rapport extrêmement conflictuel vis-à-vis du cinéma de genre : chaque réalisateur hexagonal – ou peu s’en faut – qui s’est frotté à la question semble avoir voulu œuvrer dans un genre, tout en le réinventant intégralement. On connaît les réussites de cette arrogance. Lorsque le fantastique est concerné, l’affaire se corse, car la France critique et les élites n’ont longtemps voulu voir dans ce genre qu’un plaisir enfantin, régressif, indigne enfin. Qu’une population fidèle se presse aux entrées des quelques salles alternatives œuvrant dans le genre au tournant des années 1950 – 60 n’a pas semblé, au départ, bousculer outre mesure les jugements de valeur. Lorsque le fantastique était l’œuvre de Cocteau dans La Belle et la bête, de Franju dans Les Yeux sans visage ou de Carné dans Les Visiteurs du soir, c’était avant tout un film de leur auteur avant d’être un film de genre. Mais c’était avant l’arrivée de la Hammer sur nos écrans.
Nicolas Stanzick retrace, dans son Dans les griffes de la Hammer, les rapports de la France d’alors et du studio anglais, et particulièrement de son réalisateur-phare, Terence Fisher. Parler de la Hammer dans ces années-là, ce n’est pas seulement parler de Peter Cushing et de Christopher Lee, de Frankenstein s’est échappé ou de Dracula, prince des ténèbres. Autour du studio et de son corpus le plus connu – principalement axé sur une politique de remake des grands films de monstres de l’âge d’or Universal – s’est formée à cette époque une caste cinéphile encore inédite dans l’hexagone : les cinéphiles fantastiques. Michel Caen en tête, ils seront à l’origine de Midi-Minuit Fantastique, la première publication dédiée au genre en France. Mais surtout, cette première génération de midi-minuistes apportera ce qui avait toujours manqué au genre fantastique : la reconnaissance critique. Et Nicolas Stanzick de souligner à quel point ce bouleversement n’est pas seulement le fait du seul cinéma de la Hammer, mais de son positionnement dans l’histoire. Midi-Minuit, la Hammer, Mai 1968… Subversif, pétri de transgression, le cinéma de la Hammer se charge de symboles sociaux parfois étonnants. C’est donc une génération d’amateurs, érotomanes réjouis et partisans dandies d’un cinéma fauché et inventif, qui deviendra la figure de proue de la reconnaissance, particulièrement, de l’œuvre de Terence Fisher, de la Hammer, et du fantastique en général, dans un contexte de France bousculée dans ses mœurs.
Mythes et légendes président à la cinéphilie dépeinte par Nicolas Stanzick, et tout bon fantasticophile vous le dira : on ne succombe aux sirènes du fantastique que via l’imaginaire, suscités par les interdits et les visions manquées. Bénie soit la censure, pour avoir interdit tant de films aux jeunes cinéphiles que nous étions ! Combien nous avons fantasmé sur ces films inaccessibles… L’affiche du Cauchemar de Dracula et sa belle pâmée dans les bras du Comte vampire a bien pu susciter l’émoi dans les cœurs (pour le moins) des amateurs à l’époque de sa sortie – autant que dans ceux des futurs découvreurs du genre, des décennies après. Et ce, d’autant plus que le film n’était que peu visible. L’imaginaire préside à l’appréciation de ces films, autant pour les films eux-mêmes que pour tous les gimmicks des salles d’exploitation. L’auteur de Dans les griffes de la Hammer dresse donc un portrait étonnant d’une France fantasticophile, ancrée dans une époque, à l’aune de ce besoin de créer aussi bien que de combler l’imaginaire.
En présentant avec une culture consommée une analyse du style et des retombées de la Hammer en France, Nicolas Stanzick aurait pu certainement livrer un essai passionnant. Fort heureusement, l’auteur est un cinéphile fantastique bis consommé, et le revendique au détour de son histoire de la Hammer. Lors d’entretiens-fleuves avec les grands acteurs de l’époque Midi-Minuit fantastique, mais également lorsqu’il se fait le héraut d’une culture orale qui participe autant que les films eux-même à la légende de la Hammer. Pour parachever le tout, l’auteur émaille son évocation d’analyses passablement incongrues, mais réjouissantes et convaincantes (voir pour cela l’analyse pointue de l’importance sociale et culturelle de l’acceptation de Dracula dans un film de Pierre Richard ou l’extraordinaire retour sur la première page de MMF).
Après une première carrière à l’accueil public plus que satisfaisant – qui a, selon ses propres termes, « surpris » l’auteur Nicolas Stanzick –, Dans les griffes de la Hammer avait quitté les rayonnages après la disparition de son éditeur d’alors, Scali. Le Bord de l’Eau a eu l’excellente idée de rééditer ce qui est certainement voué à devenir un ouvrage de référence pour les fantasticophiles français. Loin de n’être « qu’une » réédition, elle a permis à Nicolas Stanzick de revoir ses textes, d’étayer plus encore ses approches critiques, de parfaire ce qui était déjà l’œuvre passionnante d’un passionné.
« Dans les pages de ce livre, qu’on eût malgré tout aimé plus richement iconographié – et où la couleur rouge aurait eu tellement bien sa place ! – (…) » : voilà ce que nous disions, il y a deux ans de cela, à la sortie de la première édition de Dans les griffes de la Hammer. Aujourd’hui, l’ouvrage nous arrive avec une iconographie largement augmentée en noir et blanc, mais également et surtout en couleur : plaisir immense que de voir les reproductions des chefs‑d’œuvre que sont les affiches du Cauchemar de Dracula, des Sévices de Dracula – pleine page, quel bonheur ! des photos de tournage et d’extraits splendides de Dr Jekyll et Sister Hyde, The Vampire Lovers, Dracula 73, La Gorgone, Frankenstein s’est échappé…
L’amateur un brin nostalgique se laissera ravir, enfin, par l’éphémère et pourtant si belle photographie de la devanture du Brady, annonçant fièrement La Sorcière sanglante et Lèvres de sang – cette photo de gigantesques affiches évoque un cinéma fantastique hyperbolique, et pourtant toujours aux limites de la clandestinité, mû par une vraie passion. « L’époque que j’évoque est révolue, » nous dit l’acteur Bernard Charnacé dans son entretien avec Nicolas Stanzick : « c’est un âge d’or comme en connaissent tous les arts. »
Cet entretien, avec celui mené en compagnie de Jean-Pierre Bouyxou se sont rajoutés à la liste déjà impressionnante de grands noms interrogés dans Dans les griffes de la Hammer : Michel Caen, Jean-Claude Romer, Jacques Zimmer, Noël Simsolo, Gérard Lenne, Alain Schlockoff, Norbert Moutier, Christophe Lemaire, Francis Moury et Jean-François Rauger sont également de la partie. Et, cerise sur le gâteau, Jimmy Sangster, scénariste de nombre de grands films Hammer, préface l’ouvrage. À mettre ses propos en parallèle avec ceux des interviewés, on se rend compte que nombre de fantasticophiles amateurs de Hammer se sont créé une mythologie. Ainsi, la Revanche de Frankenstein voyait un prêtre guillotiné en lieu et place du baron interprété par Peter Cushing – pour (presque) tous, Nicolas Stanzick compris, ce passage du film demeure un symbole de l’impiété, de la provocation libre qui caractérisait les productions Hammer des années 1960.
Mais Sangster le note dans sa préface : il s’agissait avant tout de trouver un expédient scénaristique pour faire revenir le baron, sinon, « on prendrait quelqu’un d’autre » au scénario. Mais on n’œuvre pas dans le fantastique impunément – l’étrangeté, le chaos vous rattrapent. Quoi qu’en dise Sangster, le livre de Nicolas Stanzick nous fait bien comprendre que ce que les spectateurs ont vu dans cette séquence importe plus que la réalité des choses – et que si ce n’est pas Tom Baxter qui emporte Cecilia au delà de l’écran, mais le Baron Frankenstein, Dracula, le loup-garou ou la femme-reptile, qui nous saisissent et nous emmènent, disons-le : voilà un enlèvement dont on ne saurait se plaindre…