Tourné entre le désastre financier de Snake Eyes (1993) et la renaissance critique de Nos Funérailles (1996), The Addiction constitue un pivot au sein de la carrière d’Abel Ferrara, et plus particulièrement dans l’une de ses périodes les plus fastes, les années 1990. Après une aventure hollywoodienne rapidement avortée, le film amorce le retour du metteur en scène à New-York avec une série de films plus ouvertement arty, dont la sortie s’est accompagnée d’une progressive – et injuste – désaffection de la part du public. Si The Addiction s’avère être encore « le film préféré des fans » (dixit Brad Stevens en bonus du Blu-ray édité chez Carlotta), c’est peut-être parce qu’il parvient à intégrer un ensemble de références littéraires, philosophiques et religieuses (Sartre, Nietzsche, Burroughs, Dante, etc.) à un arc narratif simple et directement hérité du cinéma d’exploitation (la majeure partie du film est constitué d’une suite d’attaques obéissant à un crescendo de violence).
À plus haut sens
Le film suit les déambulations nocturnes de Kathleen (Lili Taylor), étudiante en philosophie devenue vampire après une agression dans la rue, qui développe une addiction morbide pour le sang et les images des massacres du XXe siècle. En dépit de l’évidente analogie entre goût du sang et addiction à la drogue, explicitée par le titre, la bande originale (I Wanna Get High de Cypress Hill) et le discours de Peina, interprété par Christopher Walken (« Burroughs perfectly describes what it’s like to go without a fix »), force est de constater que Ferrara ne cherche pas seulement à raconter le quotidien, en partie autobiographique, de quelques junkies. La stylisation du noir et blanc charbonneux et la dégaine mi-dandy, mi-clocharde des personnages (évoquant l’esthétique heroin chic chère aux magazines de mode de l’époque) trahissent au contraire un désir de stylisation et d’artificialité à rebours de toute prétention documentaire. S’il évoque celui d’autre damnés ferrariens (Frank White, le « Bad Lieutenant »), le parcours de Kathleen, entre chute et rédemption, se présente d’abord pour le réalisateur comme une exploration des pouvoirs de l’allégorie. Ainsi, avant que Kathleen se fasse agresser, le film s’ouvre sur les images du massacre de Mỹ Lai qui, par l’entremise d’une rétroprojection, s’impriment sur le visage de l’étudiante, soudain prise de remords à l’idée que l’ensemble du peuple américain, elle comprise, porte la responsabilité de ces exactions. Autrement dit, la culpabilité des criminels dont les images d’archive perpétuent la mémoire s’imprime dans l’esprit de la spectatrice de la même manière que, dans la scène suivante, le venin du vampirisme la contaminera lorsqu’elle se fera mordre. L’association repose ici sur une rime formelle : lors de son agression, les ombres d’un grillage qui viennent s’imprimer sur le corps de Kathleen de la même manière que les formes horizontales et verticales du documentaire se reflétaient sur son visage.
L’ambivalence du récit, qui suit autant un parcours moral et qu’il ne dessine une réflexion sur les images, semble trahir la divergence progressive entre Nicholas St. John, scénariste authentiquement catholique dont c’est l’avant-dernière collaboration avec Ferrara, et le réalisateur qui, depuis Driller Killer, utilise l’iconographie judéo-chrétienne avant tout comme un réservoir de formes. En filmant ses vampires comme des images de cinéma et des allégories vivantes de l’addiction et de la culpabilité, le cinéaste ne fait d’ailleurs que prolonger l’intuition d’une scène célèbre du King of New York, où quelques dealers asiatiques se retrouvaient dans un cinéma pour regarder inlassablement le Nosferatu de Murnau. C’est que la drogue comme le vampire vident les êtres de leur intériorité pour n’en donner à voir qu’une simple apparence, ce que Peina ne manque pas de répéter (« You’re nothing ! ») et Ferrara de filmer, notamment après l’agression de Kathleen : de retour chez elle, la jeune femme n’est visible qu’à travers le reflet de son miroir, perdant toute épaisseur au profit d’une image enfermée dans un surcadrage.
Si Kathleen se révèle n’être qu’une image, c’est aussi par la manière dont la mise en scène fait résonner son parcours avec celui d’une autre héroïne ferrarienne, Thana (Zoë Tamerlis) dans L’Ange de la vengeance, dont The Addiction serait en quelque sorte le remake caché. L’agression inaugurale de Kathleen, filmée de face aux abords d’une ruelle sombre à la droite du cadre, constitue le contrechamp exact du premier viol de Thana où, de dos, la jeune femme était tirée par le bras vers la gauche du plan. D’un film à l’autre se rejoue l’idée que l’agresseur redouble la figure du metteur en scène, d’autant que, dans le film de 1981, le violeur était joué par Ferrara lui-même. Avant de mordre Kathleen, la vampire Casanova (Annabella Sciorra) s’adresse ainsi directement à la caméra et dynamise le montage par ses gestes (une gifle correspond à une coupe). Dans cette perspective, Kathleen est à la fois le reflet inversé de Thana et son prolongement : si l’une est muette et que l’autre ne cesse de pérorer sur la signification philosophique de ses actes, toutes les deux entrent dans une même spirale destructrice, dont le pic de violence est atteint lors d’une réception mondaine.
Par-delà bien et mal
The Addiction troque néanmoins la morale toute catholique au cœur du rape-and-revenge (Thana, habillée en nonne à la fin du film, est l’équivalent moderne d’un ange de la mort) au profit du spectacle d’une humanité agissant par-delà le bien et le mal. À mesure que le film avance, l’être humain disparaît progressivement au profit d’une bestialité destructrice, comme l’indique l’emploi de lents fondus enchaîné lors des deux dernières tueries (l’attaque du conducteur de taxi et la réception finale), grâce auxquels les traits des protagonistes se résorbent dans un amoncellement abstrait de formes noires et blanches. Surnage de ces séquences de carnage l’impression d’un éternel retour aux images initiales du film, Kathleen et ses acolytes rejouant sur un mode miniature et dérisoire les massacres militaires dont les images ont parsemé tout le film. Si le travail de défiguration annonce bien les inventions formelles à l’œuvre dans les grands films expérimentaux de la fin de la décennie (The Blackout et New Rose Hotel), l’effort de Ferrara consiste d’abord à déjouer le tragique de l’Histoire à l’échelle de la trajectoire de Kathleen. Énigmatiques, les toutes dernières minutes du film dessinent l’éventualité d’un sauvetage par la foi qui suppose, de la part du croyant, la conscience de l’anéantissement de son être (« Self revelation is annihilation of self ») – ce que souligne l’étrange dernier plan, où Kathleen fleurit une tombe portant son propre nom. Assumant au dernier moment le legs d’une culture catholique dont Ferrara ne s’est pas encore tout à fait dégagé, les ultimes minutes de The Addiction constituent le pic du Ferrara première manière, chez qui la rédemption n’est pas encore, comme il le disait dans un récent entretien avec Fabrice Du Weltz, un « choix de vie quotidien », mais bien le fruit d’une « illumination » soudaine.