Alors que quelques prédicateurs new age s’assemblent autour du pic de Bugarach en attendant la fin du monde et que le genre « apo » n’en finit pas d’essaimer en réalisations plus ou moins réussies, le film de Ferrara a quelque chose d’un pied de nez. Parce qu’en s’inscrivant dans le huis-clos d’un loft new-yorkais, 4h44 regarde avec distance les images de la catastrophe et qu’en se polarisant autour d’un couple de hipsters qui n’ont pas l’étoffe de héros, il situe l’apocalypse sur le terrain de l’intimité, quitte à courir le risque de basculer dans le mortel ennui de ce prosaïsme domestique. Fin de partie.
L’apocalypse a tout pour séduire Ferrara, c’en est presque un thème trop beau dont on se demande comment il a pu échapper à sa filmographie, avec sa cohorte de héros repentants et ses destins violents d’hommes condamnés par nature, toujours appesantis d’une religiosité confinant à la dévotion et voisinant avec le masochisme ou l’auto-destruction. N’empêche que Ferrara a beau agiter ses nouvelles icônes, statuette de Bouddha trônant entre l’ordinateur et le téléviseur ou Dalaï Lama en flux continu, la fin des temps lui inspire moins une mise à l’épreuve de la foi qu’un questionnement pessimiste de la nature humaine. À l’abri du monde mais ultra-connectés dans leur loft arty, Cisco (Willem Dafoe) et Skye (Shanyn Leigh) écoutent la sourde rumeur d’apocalypse qui envahit tous les canaux d’images. La télévision diffuse en boucle les ultimes messages des commentateurs inlassables du désastre, experts désuets ou bien mystiques de réconfort, jamais à court de sermons. Face à ce déluge de dernières paroles, Cisco et Skye restent étonnamment sereins et comme indifférents à une menace si virtuelle qu’il est presque tentant d’en douter. Il tient son journal mi-fataliste mi-goguenard sur cette mort tant annoncée de l’humanité tandis qu’elle s’applique à empiler des couches épaisses de peinture qui forment comme des petites marées noires sur sa toile au sol. Que faire de toute façon quand il n’y a plus rien à faire ? Rien que de très banal, semble dire Ferrara, dont les personnages font l’amour, s’engueulent, se réconcilient, commandent un dernier repas auprès du livreur vietnamien dont ils semblent pour la première fois remarquer l’existence, joignent leurs proches pour faire des adieux un peu ridicules et insultent leur propriétaire puisque que cela ne prête plus à conséquence… L’apocalypse chez Ferrara tient du théâtre de l’absurde, c’est une interminable Fin de partie. Le dénouement étant connu de tous, personnages et spectateurs, le cinéaste pose frontalement la question de la vacuité de toute action et évacue les scènes de panique dans le hors champ des images cathodiques. « I dont’t know what to do » finit par lâcher Cisco, observateur amer de ses contemporains. Aussi faut-il se contenter d’être là, de rester jusqu’à la fin du monde et du film, « to see the fucking light show » dira un ancien addict croisé le temps d’une brève incartade de Cisco parmi ses vieux démons.
La trame de 4h44 tient dans cet évidement d’une réalité insurmontable, dans la conscience d’un dénouement qui déjoue toute conversation. Il est trop tard pour changer le monde. S’excuser des erreurs passées ne sert à rien. Tout juste peut-on tenter d’apaiser sa conscience. Mais même dans ce bref moment méditatif – séquence plutôt maladroite, filmée comme un vertige de visions en surimpression – les images du monde à feu et à sang viennent envahir l’esprit tourmenté de Cisco, cette figure de sceptique. Tandis que l’existence de Dieu était au centre de l’exalté Tree of Life et du non moins baroque Melancholia, Lars von Trier se situant expressément du côté d’une conscience agnostique et nietzschéenne quand Malick lorgnait vers le transcendantalisme et la figure d’un dieu incarné en toute chose, l’expérience du doute chez Ferrara prend un tour plus ordinaire et intime. Tout comme Bad Lieutenant n’était en somme que le drame d’un père de famille américain moyen, 4h44 ausculte l’ordinaire de la condition humaine à travers un couple qui a beau se répéter qu’ils sont tout l’un pour l’autre, n’en restent pas moins démunis et séparés face à la mort. Il faut plus d’un mandala pour déjouer ce pessimisme et recoller les morceaux d’une vie bousculée par le doute, la dope et la solitude.
À cet égard, 4h44 se distingue de ses comparses « apo » : il ne joue pas sur la frontière entre l’inimaginable et l’imminence de la fin comme dans le remarquable Take Shelter de Jeff Nichols, et s’il prend pour prétexte le documentaire bon ton d’Al Gore Une vérité qui dérange, son propos écologiste reste anecdotique au regard de la vie hautement technologique de ce couple bohème dont les prises de conscience politiques sur le tard prêtent à sourire. On est tout aussi loin de la pyrotechnie des finals des disaster movies et de l’exemplarité de leurs martyrs. Et néanmoins, c’est ici que la trame délicate de 4h44 s’effiloche. Parce qu’il faut fatalement terminer le film, Ferrara se trouve confronté à ce dilemme du film d’apocalypse, celui de la fin proprement dite. Et si les écrans en tout genre n’ont cessé d’asséner la rumeur d’une catastrophe imminente, comme en son temps La Guerre des mondes radio-contée par Orson Welles, il faut bien que celle-ci se matérialise. On rendra grâce à Ferrara d’avoir, en petit génie mystificateur, confondu la fin des images avec l’extinction de l’espèce humaine – en accord avec la thèse défendue par Peter Szendy dans un livre paru récemment. Mais le parti-pris beckettien de cette narration à vide finit par enfermer le cinéaste dans son propre piège, et comme le serpent qui se mord la queue sur la toile de Skye, le film se trouve acculé à ces images qu’il laissait jusque là à d’autres médias. On ne saurait trop s’appesantir sur cette apocalypse dont Ferrara ne sait comment se dépêtrer, lovant son couple, improbable communauté humaine, dans un immense mandala – matrice new age formée par la toile peinte de Skye – invoquant tout ensemble l’amour, Dieu et la pitié. Tandis qu’une aurore boréale aux couleurs d’accident nucléaire descend sur la ville, les inévitables images de croyants ayant déserté la télévision continuent de coloniser l’esprit de Cisco et Skye. On touche là aux limites de l’exercice : à interroger notre fascination pour ces images de fin du monde, le film est nécessairement contraint de reconduire ces mêmes images qu’il dénonce ; à imaginer ce que nous ferions si l’apocalypse advenait, il ramène immanquablement cette métaphysique de la fin des temps à une conscience ordinaire et pessimiste de la condition humaine. Solitude des abysses.