X (Willem Dafoe), un espion industriel travaillant pour le compte d’une mystérieuse société japonaise, cherche à provoquer la démission de Hiroshi Imuri (Yoshitaka Amano), un généticien surdoué employé par la Maas Corporation. Pour ce faire, il requiert les services de Sandii (Asia Argento), une jeune prostituée qui, pour la somme d’un million de dollars, sera chargée de séduire le scientifique. Si ce canevas, difficile à suivre en raison des nombreuses ellipses qui parsèment le récit, repose sur une machination fomentée par X et son complice Fox (Christopher Walken), le dernier tiers vient brusquement redistribuer les cartes : les trente dernières minutes du film voient X ressasser le fil des événements qui viennent de se dérouler à l’écran, en remontant donc l’intrigue. C’est que la question du montage est centrale dans New Rose Hotel : en choisissant de mélanger des images hétérogènes, en dépit de toute cohérence, Ferrara tente d’appréhender la multiplication des écrans et des dispositifs d’enregistrement qui se profilent à l’aube du XXIe siècle.
À cet égard, la séquence d’ouverture synthétise le film dans la mesure où elle entremêle trois régimes d’image distincts :
1) une caméra 35mm capte au ralenti le visage de X, à travers une porte vitrée ;
2) une caméra vidéo (qui s’apparente au point de vue subjectif de X) filme Hiroshi et sa femme, discrètement surveillés par le personnage de Dafoe ;
3) une troisième caméra, pourvue d’une vision nocturne, capte à la volée la tentative d’assassinat du scientifique japonais.
À ces différents types d’images, s’ajoutent enfin plusieurs plans isolés d’un objectif photographique balayé par un flash lumineux, qui permettent d’annoncer la thématique de la surveillance, centrale dans le film.
L’exposition de ce dispositif de contrôle permet de définir les rapports de prédation qui organisent les relations entre les personnages, certains contrôlant apparemment les images (Fox et X), tandis que d’autres s’en révèlent les victimes. Si le contenu de cette scène s’avère énigmatique, c’est que le film ne cherche pas à faire progresser son intrigue de manière cohérente, mais se sert plutôt des images comme d’une matière première que viendrait altérer un ensemble d’effets visuels – l’utilisation du ralenti, de surimpressions mélangeant visage et néon, ou de filtres de vision nocturne. Le tout contribue à anamorphoser le récit autour de longues plages contemplatives. Bien qu’elles appellent à une recontextualisation, les images de vidéosurveillance ne recèlent pourtant aucun secret qu’il s’agirait de révéler, ce qui distingue le projet de Ferrara de celui d’un Brian De Palma période Snake Eyes. Bien au contraire, ces images se donnent à voir telle une multitude de points de vue partiels dont le spectateur obsessionnel, ici X, se sert comme matière pour interpréter le monde.
Double jeu
Au cœur de ce dispositif sophistiqué, Sandii, le personnage incarné par Asia Argento, occupe un rôle central. L’héroïne apparaît pour la première fois dans un night-club où de jeunes chanteuses se succèdent sur une scène nimbée d’une lumière rouge crue, couleur qui se révèle hautement symbolique dans la caractérisation du personnage. C’est que la jeune femme, employée pour jouer la comédie auprès de Hiroshi, prolonge par sa seule présence l’univers des faux-semblants, comme le confirmera plus tard une scène où Fox la dirige à la manière d’un metteur en scène. La duplicité de Sandii se trouve ainsi figurée à de multiples reprises par des fondus enchaînés qui soulignent son caractère évanescent, comme lorsqu’en une ellipse, le personnage disparaît, puis réapparaît à l’intérieur d’un même cadre (cf. montage ci-dessous). New Rose Hotel se révèle en ce sens le spectacle d’une progressive et imperceptible prise de pouvoir de Sandii sur X et Fox : si les deux premiers tiers du film tendent à souligner la suprématie du personnage de Dafoe sur le monde des images, la dernière partie portera en triomphe l’intelligence de la jeune femme, qui fait du simulacre son terrain de jeu.
Contrôle des images, image du contrôle
Fox et X assurent par ailleurs leur mainmise sur le monde extérieur grâce au déploiement d’un dispositif de vidéo-protection qui ne semble souffrir d’aucun angle mort : les caméras cachées qui saisissent les instants volés de la vie de Hiroshi paraissent toutes omniscientes. L’origine de ces fragments s’avère ainsi difficile à identifier, tandis que leur véracité suscite plusieurs interrogations, dans la mesure où certains d’entre eux semblent d’ores et déjà retouchés (surimpressions, split-screen, filtres colorés), tandis que d’autres ont l’air explicitement mis en scène (cf. le plan sidérant, filmé depuis l’intérieur d’une cabine de douche, où deux femmes s’exhibent lascivement aux côtés du scientifique). De plus, les écrans sur lesquels Sandii, Fox et X sont censés visionner les vidéos (comme l’indiquent la direction des regards et les commentaires de Fox dans plusieurs scènes) n’apparaissent jamais à l’image. La mise en scène suggère toutefois à plusieurs reprises que Fox et X sont en réalité les victimes de leur propre dispositif de contrôle, notamment lors de l’arrivée de Fox dans l’hôtel japonais où l’attendent Sandii et X, elle aussi entièrement vu par le biais d’une caméra de sécurité. Les deux hommes se voient par ailleurs dédoublés à plusieurs reprises (leurs entrevues sont filmées à travers les reflets floutés d’un miroir ou d’une vitre), comme s’ils étaient eux-mêmes devenus des images. Ce processus de duplication survient notamment lorsqu’ils évoquent le déroulement de leur plan, les miroirs qui reflètent leur corps derrière eux laissant entendre que leur image a été capturée.
Ces scènes prennent la mesure du décalage croissant entre Fox et X d’un côté, tous deux victimes d’une machination en coulisses, et Sandii de l’autre, qui garde tout au long de l’intrigue la maîtrise de son simulacre, au point de devenir elle-même une surface – ce que souligne un plan fugace, où la silhouette de la jeune femme, découpée en ombre chinoise devant une fenêtre, recouvre les lumières tokyoïtes. New Rose Hotel se révèle ainsi une histoire d’amour impossible entre un homme et une image, celle de Sandii, qu’il pensait avoir en son pouvoir. En témoigne la dernière demi-heure déchirante, sorte de relecture mélancolique du film, qui mêle sans distinction des scènes déjà vues (les conversations entre les personnages), des vidéos de surveillance et des scènes « inédites » (qui faisaient l’objet d’ellipses), donnant à voir la manipulation de Sandii dans toute son ampleur. L’obsession de X et Fox pour les images vidéo et leur interprétation les empêchent ainsi d’envisager l’angle mort de la surveillance, brèche dans laquelle s’engouffre Sandii, qui devient à son tour une image, s’intégrant naturellement au flux du montage. New Rose Hotel se conclut sur le visage énigmatique de l’héroïne, qui emporte avec cet ultime plan sa part de mystère et la vérité de ses sentiments.