The King of New York renaît cet automne dans une version restaurée éditée par Carlotta. Peu de films d’Abel Ferrara ont été autant honorés que celui-là, qui a acquis, en trente ans, une réputation de chef‑d’œuvre. Pourtant, la beauté de The King of New York résistera toujours à la consécration en grande pompe ; ce ne sera jamais un film qui se tiendra tranquillement sur son piédestal : trop déséquilibré, trop torturé, trop hybride. La bande-originale suffirait à résumer sa trajectoire heurtée. S’ouvrant sur un concerto de Vivaldi, le film épouse pour commencer la grande forme du mafia movie américain (quelque part du côté du Parrain de Coppola) avant de plonger son personnage principal, Frank White, dans des fêtes orgiaques, rythmées par le rap de Schoolly D. Cette manière d’opposer les univers, les cultures et les formes est caractéristique du style de Ferrara. On la retrouve aussi dans la direction d’acteurs : des comédiens débutants (Lawrence Fishburne, Wesley Snipes) surjouent le style gangsta rap, tandis que Christopher Walken, qui interprète White, se situe dans une zone de jeu beaucoup plus neutre, où tout ne repose plus que sur la photogénie.
Neutralité
Dans The King of New York, Frank White est un mafieux qui reprend possession de son royaume après sa sortie de prison et élimine la concurrence pour rappeler qu’il est le seul et unique king. C’est une figure assez classique du cinéma américain : le parrain sur le retour, partagé entre désir de rédemption (White veut investir de l’argent dans la rénovation d’un hôpital) et libido dominandi (White règle ses comptes avec d’autres communautés mafieuses). Ce classicisme vole pourtant en éclats dès le début du film. Dans une longue séquence de trajet en limousine, White regarde sa ville d’un œil morne. Le chaos et la décadence qu’il a sous les yeux (prostitution, trafics divers) ont pour contrepoint le silence mortifère de sa voiture. Tout est déjà dit de White dans cette séquence : il n’est jamais vraiment « sorti » de prison, le monde lui apparaîtra toujours à travers une vitre – dont d’autres lieux du film rappelleront l’étanchéité (chambres d’hôtels luxueux, restaurants réunissant le gotha new-yorkais). Walken donne à ce personnage-fantôme une présence qui l’inscrit dans un autre champ que ceux de l’économie (le marché et les transactions autour de la drogue) ou de la sexualité (ses relations avec les femmes sont épisodiques, discontinues). C’est un peu comme si White était un Tony Montana dévitalisé : son corps flotte tout au long du film dans des costumes noirs trop larges ; lorsqu’il meurt dans un taxi, durant la séquence finale, c’est à peine si l’on a vu son sang. Ce côté vampirique est peut-être l’une des clés pour comprendre le nom de White : non pas le Blanc par opposition aux Noirs (tout le film représente au contraire un univers métissé – à l’opposé de la mafia blanche scorsesienne), mais la non-couleur, le neutre – qui trouve en Christopher Walken un interprète parfait : une page blanche.
Vanités
Cette neutralité pourrait toutefois apparaître comme une autre forme de cabotinage : on connaît l’art américain de l’understatement, on a vu dans nombre de films les dégâts de cette technique, reposant chez les mauvais acteurs sur le murmure, la voix cassée et les larmes retenues dans le coin des yeux. Si Walken évite tous ces écueils, c’est parce que Ferrara voit dans la trajectoire de White la dimension d’une parabole où le héros doit choisir entre les vanités du monde et la renaissance spirituelle. White rêve ainsi d’investir des millions dans un hôpital — « parce que les hôpitaux, dit-il, ne sont pas réservés aux nantis », mais son goût du luxe, de l’argent et des femmes le replace dans son vieux rôle de roi shakespearien, quelque part entre Richard III et Macbeth.
Par sa dimension tragique, le personnage de White a incontestablement sa place dans une galerie qui va du Parrain à L’Impasse. Mais chez Ferrara le tragique de la figure mafieuse est comme amorti, assourdi, il entre en collision avec d’autres formes – notamment celle du rap. Dans la grande scène de fête marquant la fin du règne de White, le rap de Schoolly D a remplacé le concerto de Vivaldi qui accompagnait le trajet en limousine. Pour figurer le déclin de son roi, Ferrara n’a pas recours à des effets grandiloquents : les silhouettes qui vivaient, dansaient autour de White tombent sous les balles de la police comme des figures vaines, un royaume illusoire s’effondre en une seconde. Aucun hôpital ne sera dès lors reconstruit, aucun salut ne viendra éclairer le purgatoire de White (sa mort ressemble d’ailleurs à un endormissement). Alors qu’il est encerclé par la police au milieu d’un embouteillage monstrueux, White s’éteint : difficile de faire moins spectaculaire.
Parabole sur l’impossible renoncement aux vanités, The King of New York nous offre une grande critique morale de notre époque : du roi qui se meurt (White) au roi qui veut jouir encore (celui qu’incarnera Depardieu dans Welcome to New York), Ferrara aura, en somme, raconté une histoire allégorique du capitalisme, avant de trouver dans ses derniers films le chemin de la rédemption. Tout est dit.