« La mort accomplit un fulgurant montage de notre vie. » Cette phrase définitive de Pasolini, Ferrara l’a eue forcément en tête lorsqu’il a décidé que son film raconterait la dernière journée et la dernière nuit du poète. Mais la mort de Pasolini, dans l’état actuel du dossier de son assassinat, ne permet pas de finir le montage de sa vie, car les faits qui se sont déroulés cette nuit-là ne sont toujours pas clairement établis.
Quiconque entreprend un film qui concerne la mort de Pasolini est face à un choix binaire impossible à éluder. Cette mort relève-t-elle d’un pur fait divers homosexuel ou s’agit-il d’un meurtre commandité ? Est-elle contingente et anecdotique ou politique ? À l’heure actuelle, personne ne peut faire la preuve de la validité de l’une ou de l’autre de ces deux hypothèses. Pelosi – son assassin officiel – est le seul à connaître de façon indiscutable la vérité. Le problème est que Pelosi – que Ferrara a rencontré – a fait du récit de la mort de Pasolini son fonds de commerce et qu’il livre régulièrement (à qui peut payer, des chaînes de télévision américaines par exemple) des versions différentes de ce qui s’est réellement passé cette nuit-là à Ostie. Il continue à vivre de la mort de Pasolini.
Selon ses aveux initiaux, le lendemain matin du meurtre, il n’y aurait eu aucun tiers dans cette affaire de passe homosexuelle qui aurait mal tourné : Pasolini serait devenu très violent et son meurtre relèverait de la légitime défense. Cette thèse n’a jamais été très crédible, pour au moins deux raisons : Pelosi était un petit gringalet et Pasolini sportif et musclé ; Pasolini était un homme doux et jamais aucun des nombreux ragazzi d’un soir n’a évoqué une quelconque pulsion de violence de sa part, même après sa mort et les déclarations de Pelosi. Malgré les variations pirandelliennes de ses récits successifs, Pelosi lui-même accrédite depuis quelques années la thèse selon laquelle il aurait servi de chèvre à trois tueurs et qu’il serait factuellement innocent de cette mort. Il n’a jamais voulu donner les noms et les motivations de ces trois tueurs, invoquant sa sécurité.
Au moment du tournage, Ferrara affirmait à grands bruits dans les médias qu’il connaissait maintenant la vérité sur la mort de Pasolini et qu’il allait la révéler dans son film.
Qu’en est-il et que nous dit le film de ce meurtre du cinéaste ?
Ferrara rejette la version pelosienne initiale d’une simple bagarre entre un jeune prostitué et son client violent. Il accrédite la thèse selon laquelle Pelosi n’a pas agi seul et fait surgir de la nuit des « casseurs de pédés » qui vont massacrer Pasolini sans même connaître son identité. De ces hommes nous ne saurons rien de plus, mais Ferrara aurait pu laisser planer le doute sur leurs motivations : hommes de main payés pour exécuter l’homme à abattre de la société italienne, ou simples homophobes en goguette.
Dans ses premiers aveux, Pelosi avait déclaré qu’il ne connaissait pas Pasolini et que celui-ci était venu le draguer dans le quartier de la gare où il se prostituait, l’avait embarqué dans sa voiture et emmené à Ostie. Il a été établi depuis que Pasolini et Pelosi se connaissaient déjà et que ce soir-là ils avaient rendez-vous Piazza della Republica. Il ne s’agit pas d’un détail mais d’un élément essentiel pour interpréter la mort de Pasolini. Si Pasolini a embarqué « au hasard », ce soir-là, un prostitué qu’il ne connaissait pas, et qui ignorait où il allait l’emmener, la thèse du guet-apens s’effondre. Dans la scène du parcours en voiture, dans le film, Pasolini dit à Pelosi, sous le coup d’une inspiration soudaine : on va aller à Ostie. On voit mal comment d’éventuels tueurs à gages auraient pu savoir avec qui Pasolini allait partir en voiture, et vers quelle destination. Le choix de Ferrara, par défaut, est donc celui du pur fait divers homosexuel.
Pour quelle raison Ferrara ne laisse aucune chance, si j’ose dire, au scénario de l’élimination politique de l’homme le plus gênant d’Italie, celui qui avait écrit en première page de La Stampa qu’il connaissait les noms des responsables des massacres de Milan en 1969, ainsi que ceux des massacres de Brescia et de Bologne en 1974 ?
J’en vois au moins une, corroborée par le reste du film : Ferrara n’a pas voulu se laisser engager dans une quelconque scénarisation de cette dernière journée de Pasolini. Le scénario du meurtre commandité aurait embarqué son film dans une logique narrative dont visiblement il n’a pas voulu, ou en tout cas dont il n’aurait plus voulu au moment du tournage.
Il a renoncé, de même, à un scénario romanesque au sujet de cette dernière nuit, qui a connu un certain succès en Italie et auquel il s’est intéressé au moment de la préparation de son film. Pelosi aurait eu rendez-vous avec Pasolini pour le conduire dans une mystérieuse maison pour récupérer les bobines de négatif disparues pendant le tournage de Salò. Ce scénario très fictionnel a l’avantage de combler un trou inexplicable dans le déroulement de cette soirée fatale. Il s’est écoulé deux ou trois heures entre le moment où les deux hommes ont quitté le restaurant « Al Bionde Tevere » (où Ferrara est allé filmer à la table même de Pasolini) et l’heure du meurtre. Or début novembre, à Ostie, de nuit, il ne fait pas vraiment un temps à baguenauder pendant deux heures sur la plage. Il y avait dans cette histoire rocambolesque de bobines volées un potentiel scénarique auquel Ferrara s’est intéressé mais qu’il a finalement préféré, là aussi, ne pas exploiter.
Tout se passe comme si Ferrara s’était fixé comme règle de ne pas « scénariser » ces derniers moments de la vie de Pasolini, de ne pas leur donner un sens unifié, et de construire son film comme un « collage » plutôt que comme un montage. Un collage de moments hétérogènes reflétant les facettes multiples et non réconciliables de Pasolini.
Ce qui en fait un film en éclats, assez humble finalement, non protégé, où Ferrara filme des bouts de présent sans les construire véritablement en scénario, sans en faire une narration logique. L’intention est louable, et assez juste quand à l’identité même de Pasolini, même si elle a obligé Ferrara à occulter la dimension politique probable de ce lynchage. C’est la plus vieille loi du cinéma : ce que l’on gagne d’un côté, on le perd de l’autre.