« These are all simple games, but I like very much the idea of distraction… because, for me, performing is always between control and abandon » explique au début du film Tommaso (Willem Dafoe), cinéaste américain habitant à Rome, devant le parterre d’étudiants qui suit ses cours d’acting. Quelques mots qui pourraient renvoyer au cinéma d’Abel Ferrara, où derrière l’image publique de junkie tumultueux qu’il s’est construit dans les années 1990, puis du born again bouddhiste qu’il affiche aujourd’hui, se cache celle, plus secrète, d’un metteur en scène avant tout soucieux de son art. Au nombre des témoignages qui soulignent la rigueur du réalisateur new-yorkais, on compte par exemple un reportage réalisé par Frédéric Bonnaud pour les Inrockuptibles à l’occasion de la sortie de New Rose Hotel, où l’actuel directeur de la Cinémathèque française met en exergue l’ambivalence de cet « artiste déglingué » mais « capable de se rassembler complètement quand le cinéma est en jeu. » Au regard de cette opposition structurelle entre désordre et recueillement, Tommaso fait figure d’oeuvre somme et radicale : s’il est presque entièrement composé de scènes improvisées à partir de canevas convenus entre Ferrara et Dafoe, le film n’abandonne rien au détail et fait au contraire preuve d’une précision salutaire. Rien toutefois de surprenant puisque les œuvres précédentes du cinéaste valaient déjà moins pour leur scénario que pour leur dispositif en forme de chaos organisé, structuré autour de la répétition de quelques gestes quotidiens, de manière à les interroger, les approfondir et en produire la critique. Dans Tommaso, raconter six jours dans la vie d’un cinéaste en exil volontaire revient donc à répéter les mêmes séquences (cours de théâtre, rendez-vous chez les Alcooliques Anonymes, balades au parc, etc.), afin d’y rechercher des différences pour figurer l’emprise progressive du fantasme, de la paranoïa et in fine de la folie sur l’esprit du personnage principal.
Trois mouvements
Si le contenu du film est en grande partie soumis à la contingence de l’improvisation, l’organisation globale du film prolonge – au moins durant son premier tiers – la structure mise en place au cours du prologue. A priori sans importance, cette scène voit Tommaso traverser la cour de son immeuble, avant que du ciel une lumière blanche envahisse la totalité de l’écran et que son nom s’écrive en lettres noires au son d’une cloche tibétaine. Si l’issue de la séquence met en exergue le but visé par Tommaso (trouver la sérénité et la rédemption dans sa nouvelle vie romaine), les trois mouvements de caméra qui organisent ce plan donnent en quelque sorte la méthode employée pour atteindre cet objectif.
1) La caméra commence par panoter verticalement du haut de l’immeuble jusqu’au sol de la cour. S’annonce ainsi la dynamique introspective qui va amener le personnage à se plonger dans son passé de drogué lors des séances des « A.A. », auxquelles il accède en descendant justement dans un sous-sol, ou à disserter seul sur la recherche du plaisir dans les excès tandis qu’il s’enfonce dans le métro romain.
2) Le plan se poursuit par un deuxième panoramique qui accompagne maintenant la trajectoire du cinéaste, un sac de courses à la main. Ce mouvement annonce les multiples scènes de balades quasiment documentaires qui ponctuent le film, au gré desquelles Tommaso va à la rencontre des habitants. Filmées par Peter Zeitlinger, le chef opérateur attitré de Werner Herzog (et donc… de Bad Lieutenant : Escale à la Nouvelle-Orléans !), ces séquences voient la lumière du soleil imprimer sa couleur dorée sur les visages et les corps, tandis que les lens flare des lampadaire teintent de violet les murs romains. Prolongeant tour à tour la beauté saisissante des scènes de nuit de Pasolini et la maîtrise plastique de Go Go Tales, le film se révèle formellement l’une des oeuvres les plus impressionnantes de son auteur depuis les sommets expérimentaux de la fin des années 1990.
3) Le ciel immaculé apparaît enfin au prix d’un dernier panoramique ascensionnel, qui met en évidence l’élévation à la fois physique (pour atteindre son appartement, Tommaso doit prendre un ascenseur) et spirituelle (son salon est le théâtre de ses séances de yoga et de méditation) du personnage jusqu’à ses proches.
Ce jeu de stratification spatial revêt une évidente fonction morale : comme celui de Cisco dans 4h44, l’appartement de Tommaso est perché (ici, sur les hauteurs de la Piazza Vittorio) et se révèle – un temps du moins – un havre de paix coupé de la réalité sordide des rues en contrebas (cf. la scène où Tommaso dévale plusieurs étages pour faire taire un SDF qui effraie sa fille Deedee). Descendre implique donc de chuter, au sens biblique du terme, soit d’atterrir dans un espace qui n’est plus préservé du mal, ce que souligne la scène où le cinéaste défend violemment son épouse Nikki (Cristina Chiriac) d’emmener Deedee (Anna Ferrara) dans le métro. Dans les longues séquences de balades et de rencontres, Ferrara s’emploie ainsi à figurer les hallucinations paranoïaques et sexuelles de Tommaso en les faisant surgir à la périphérie du cadre, à la manière d’événements normaux. Alors qu’il accompagne sa fille au parc, le personnage aperçoit par exemple, à travers une trouée dans un bocage, son épouse embrasser fougueusement un mystérieux homme blond. Cette apparition inquiétante, donnée à voir au terme d’un travelling circulaire autour du visage du cinéaste qui les regarde à la manière d’un voyeur, est d’emblée placée sous le signe de l’incertitude entre réalité et imaginaire – ce que confirmera une autre scène où le jeune homme blond apparaît à l’intérieur de l’appartement de Tommaso, tandis que ce dernier est en pleine séance de méditation : uniquement visible dans la profondeur de champ, juste à côté de la tête du réalisateur au premier plan, le mystérieux personnage semble alors directement émaner de son esprit.
Autofiction
Mais en faisant le choix de tourner dans son propre appartement, avec sa femme et sa fille, une histoire qu’on soupçonne être largement autobiographique, Ferrara ne signe pas une simple fiction spéculaire. L’entremêlement du fantasme et de la matière documentaire, mais aussi de l’improvisation et de l’écriture, lui permet au contraire d’explorer ce qu’une approche rationnelle du récit de soi aurait immanquablement oblitéré : la part maudite de son imaginaire, soit ce que la création artistique doit aux désirs et aux pulsions. Réceptacle final de ses obsessions, l’oeuvre sur laquelle il travaille (un scénario situé en Russie qui n’est pas sans évoquer le prochain projet de Ferrara, Siberia) devient le catalyseur où s’exprime la violence contenue de sa psyché. C’est le cas d’une scène terrifiante où, pour préparer son projet, Tommaso regarde des vidéos d’ours dévorant des êtres humains : les images virales viennent alors contaminer celle du film et Tommaso lui-même, qui se met à admonester son épouse sans raison apparente. Rien de surprenant à ce que Tommaso prenne donc pour thématique principale les effets de la frustration, non seulement sur l’imagination du personnage, mais sur l’ensemble de son existence (outre l’interruption des relations sexuelles entre Tommaso et Nikki à cause de DeeDee, on note l’omniprésence des femmes nues dans les hallucinations du cinéaste). La libido se voit par exemple explicitement assimilée à un principe de régulation, lorsqu’au détour d’un échange avec un ami, il avoue ne plus être en mesure de « se décharger ». C’est que, chez Ferrara, les êtres ne sont jamais des figures stables, individuées, mais au contraire des créatures traversées par des flux énergétiques (longtemps figurés par la drogue et l’alcool), prêts à les dévorer de l’intérieur ou à contaminer autrui (idée exploitée sans ambages dans Body Snatchers et The Addiction). Tommaso prolonge, à ce titre, l’inflexion du cinéma ferrarien entamée avec Go Go Tales, tant l’inquiétude qui sourd tout le long du film révèle le désir de réussir à rompre le cercle de la solitude, qui menaçait les anciens héros du cinéaste, de Frank White à Pasolini. Par trois fois, Tommaso trouve ainsi sa place au sein d’un cercle, formé successivement par ses élèves, par les membres des A.A. et par des migrants africains, trois communautés de fortune qui se défont toutefois aussi vite qu’elle se sont formées, et dont ne reste en fin de compte pour le personnage que le souvenir d’un flirt ou d’un baiser.
Palimpseste
Se raconter, même indirectement, implique donc pour Ferrara de construire une figure composite, qui se révèle davantage tributaire du travail réflexif de l’autofiction (réflexivité portée au point que la caméra apparaît même dans le champ) que du projet classique d’une autobiographie filmée. Au nombre des plans qui témoignent de cette idée, on songe à celui magnifique où Tommaso médite, la tête placée juste en-dessous d’un triptyque composé d’une photographie de John Ford (déjà vue dans le beau court-métrage Hans), d’une icône de la vierge et du recueil des lyrics de Bob Dylan, tandis qu’à sa droite se trouve la poussette de sa fille, et à sa gauche la commode dans laquelle il renferme son pistolet. Le choix de Willem Dafoe, compagnon de route de Ferrara depuis vingt ans, se révèle dans cette perspective particulièrement stimulant : si l’acteur a déjà incarné plusieurs alter ego du cinéaste (X dans New Rose Hotel, Ray dans Go Go Tales et Cisco dans 4h44), ainsi que son maître en cinéma (Pier Paolo Pasolini en 2014), Tommaso constitue l’acmé de ce travail de palimpseste, précisément parce que la persona de l’acteur vient maintenant enrichir l’univers imaginaire du cinéaste. L’omniprésence des motifs christiques dans le film doit par exemple autant à la résurgence de préoccupations enfouies dans l’esprit de son auteur (en premier lieu celle, récurrente, de la rédemption) qu’à l’interprétation remarquée de Jésus par Dafoe dans La Dernière tentation du Christ de Martin Scorsese (1988). Aussi, compte tenu de l’ambition du projet et de la précision du résultat, on est en droit de se demander si Tommaso ne constitue finalement pas le point culminant de la collaboration fructueuse entre l’acteur et le cinéaste.