Édité le 21 avril par Playlist Society, Le Réalisme magique du cinéma chinois de Hendy Bicaise propose une hypothèse à première vue séduisante pour comprendre le cinéma chinois contemporain. Avec la démocratisation du numérique au milieu des années 2000, les cinéastes issus de la « Sixième génération » (celle de Jia Zhang-ke) et leurs successeurs (jusqu’à Bi Gan ou Yuan Qing) ont utilisé les ressources des nouvelles images pour « parasiter » le « réel » par l’entremise de « visions troublantes, voire incroyables » (p. 19). En d’autres termes, le développement d’un ton « rocambolesque et onirique » (p. 48) n’est pas le fait d’un groupe d’auteurs isolés, mais bien un phénomène transgénérationnel qui permet de définir, indépendamment des genres, un nouvel âge du cinéma chinois. Et Bicaise de proposer l’étiquette de « réalisme magique » pour regrouper l’ensemble des films où « le surréel est dans le réel, [car] la réalité est énigmatique par elle-même » (p. 25). L’étude s’ouvre ainsi sur l’analyse d’une célèbre scène de Still Life de Jia Zhang-ke (2006), au cours de laquelle, sans coups férir, un immeuble en arrière-plan s’envole à la manière d’une fusée. Le dispositif du réalisme magique est posé : « L’événement incroyable tranche net avec l’approche réaliste qui régissait jusqu’alors l’intrigue, la caractérisation des personnages et la description de l’environnement documenté par ce film de fiction » (p. 24).
L’enquête réalisée par Bicaise consiste dès lors, dans une perspective thématique, à relever et à classer l’ensemble des motifs correspondant à cette rupture radicale entre la conduite d’un récit réaliste et l’irruption d’une vision incongrue. La fonction de ces images oniriques change ainsi au cours des trois chapitres qui composent cet essai. D’abord désignées comme des commentaires métaphoriques de la situation sociopolitique de la Chine contemporaine, elles permettent également de proposer des contre-utopies ou de révéler les névroses profondes des personnages. Le dernier chapitre s’attache quant à lui à envisager le réalisme magique comme un projet de mise en scène concerté par les cinéastes, une manière pour ces derniers de manifester leur présence discrètement à la manière d’une « intervention magique » (p. 109). En définitive, c’est le caractère fondamentalement magique de la réalité que le cinéma chinois met en lumière, comme l’illustre la rocambolesque présentation de People Mountain People Sea de Cai Shangjun au Festival de Venise en 2011, plusieurs fois retardée jusqu’à ce qu’un incendie se déclare dans la salle de projection : « Manifestement, même quand un récit refuse de laisser le fantastique infuser (…), l’incroyable parvient encore à s’immiscer. Le réalisme magique trouve toujours son chemin » (p. 117).
Problèmes de définition
Cette anecdote est révélatrice des limites de l’entreprise du Réalisme magique dans le cinéma chinois. L’auteur semble souvent adopter la posture du « festivalier (…) enclin à espérer déceler sur le bord du cadre quelque surgissement prodigieux propre au réalisme magique » (p. 116, je souligne). Le désir de faire honneur à un corpus de films particulièrement stimulants peine en effet à masquer l’inspiration inégale dont pâtit l’ouvrage, qui fait parfois preuve de volontarisme en voulant à tout prix convaincre du bien fondé de son interprétation. Preuve en est, à cet égard, un défaut de problématisation qui participe directement du côté disparate de l’ensemble. Par exemple, un sous-chapitre (« Les maux du pays », pp. 77 – 92) dressant un état des lieux, par ailleurs instructif, des crises sociétales et économiques en Chine, semble en partie hors-sujet (on y cherche, sans succès, les références au réalisme magique). Souvent, les occurrences du concept sont remisées à l’ouverture et à la clôture de chaque paragraphe, comme une manière de « raccrocher au sujet », après de longues descriptions de séquences. Si Bicaise insiste longuement sur l’analogie entre le cinéaste et le magicien (pp. 108 – 117), c’est au détriment de précisions nécessaires sur la façon dont les metteurs en scène chinois filment « en réalistes ». Pour toute définition de cette notion, il s’en tient à la « perception que les spectateurs se font de la diégèse du film » (p. 32) et convoque implicitement la notion de vraisemblance, dont la rupture constitue, comme dans la littérature classique, un fait esthétique majeur et choquant pour le public. Reste que la vraisemblance est elle-même le fruit d’un dispositif formel conçu par l’auteur pour correspondre aux représentations des spectateurs. Or nombre de films ici analysés, dès leurs premières minutes, font violence aux habitudes du public en proposant des visions d’auteur stylisant à outrance l’espace (Le Lac aux oies sauvages) ou déconstruisant la chronologie, comme chez Bi Gan, dont les deux longs-métrages sont pourtant cités parmi les dix essentiels du réalisme magique (p. 126 – 127).
De réalisme, il aurait pourtant pu être question dès les premières pages lorsque l’auteur rappelle qu’à leurs débuts, Jia Zhang-ke et Wang Xiaoshuai (Beijing Bicycle, 2001) ont appartenu à « l’avant-garde d’un néoréalisme chinois » où « le tournage de rue est essentiel » (p. 17). Quand bien même « le filmage clandestin, hérité de la sixième génération [soit] déjà négligé par ses successeurs » (p. 123), les mutations du cinéma chinois constituent peut-être un devenir possible du néoréalisme du début des années 2000. La captation du réel dans la Chine contemporaine implique en effet, comme le souligne le réalisateur Liu Jian (Have a Nice Day, 2017), que « le réalisme magique se manifeste autour de nous tous les jours » (p. 83). C’est le privilège des pays surpeuplés qu’à tous les coins de rue une rencontre inattendue advienne, comme l’écrivait Baudelaire devant la nuée des villes modernes. Si Bicaise met en évidence à de nombreuses reprises la fonction symbolique et psychologique des visions du réalisme magique, c’est aussi que le monde mental des personnages s’est objectivé à l’image. Un cinéaste comme Jia Zhang-ke, chez qui les décrochages métaphoriques sont nombreux, rejoint dès lors l’horizon d’un réalisme fondé sur une « sympathie subjective » avec le monde intérieur de ses héros que Gilles Deleuze décelait dans le cinéma chez un autre réalisateur initialement associé au néoréalisme, Federico Fellini. Cet entrelacement entre le monde intime et le réel objectif implique dès lors de revenir à la définition initiale du réalisme magique, finalement peu mise en valeur par l’ouvrage, à savoir « l’acceptation de l’incongru » (p. 22) à l’intérieur d’un monde « regard[é] dans une certaine lumière » (p. 25). Ces deux citations, tirées d’ouvrages sur la question, laissent entendre que l’impression d’inquiétante étrangeté provoquée par ces visions repose autant sur leur absence de signification immédiate que sur la beauté qui s’en dégage. Rapporter systématiquement les images incongrues à une grille de lecture psychologique ou sociétale revient en somme à éventer le mystère de visions qui gagneraient à être analysées sur un plan avant tout formel. Faire encore durer, le temps d’un texte, l’émotion produite par les perceptions nouvelles que ces films foisonnants nous réservent, sans en décoder le sens caché, voilà un chemin passionnant que Le Réalisme magique du cinéma chinois aurait gagné à suivre.