Commençons par la fin. Le dernier film de Jia Zhang-ke, Les Éternels, se referme sur un composite numérique constitué d’un amas de pixels. On y voit Qiao (Zhao Tao), adossée contre un mur après avoir découvert que Bin (Fan Liao) l’a de nouveau quittée. Son désarroi face à cet énième abandon passe par un léger zoom qui nous rapproche de sa figure floutée. Malgré une issue qui peut paraître a priori dramatiquement décevante, cette séquence tragique montrant Qiao comme une figure quadrillée par une grille de pixels s’inscrit toutefois dans la continuité du récit : à cet instant du film, Qiao est déjà considérée comme un personnage fragmenté par son parcours. Face aux mutations de la Chine contemporaine, celle-ci n’a jamais su comment se positionner. D’abord révoltée face à l’évolution du pays lors de la deuxième partie du film, qui se déroule dans la ville de Fengjie en passe d’être submergé par les eaux, elle apparaît ensuite plus apaisée dans la dernière partie située à Datong, se résignant à tenter de reconstruire sa relation avec Bin. Il n’est dès lors pas surprenant que les hésitations qui la caractérisent aboutissent à un non-événement : il n’y aura pas de réunion finale des deux amants à l’écran après leurs nombreux va-et-vient sentimentaux.
Il faut voir en outre dans ce surcadrage claustrophobe l’achèvement d’un morcellement débuté en amont par la mise en scène. Lors de l’installation des caméras de surveillance, quelques séquences avant le dernier plan du film, Zhao Tao apparaît derrière une porte divisée en plusieurs carreaux, fumant une cigarette à l’endroit même où le film se clôt quelques instants plus tard (images ci-dessus). À travers ce raccord entre l’installation des caméras (lors d’un plan déjà découpé par l’omniprésence de fenêtres dans le paysage urbain) et la figure cloisonnée de Qiao (prise en étau entre les croisillons de la porte et les fissures de la vitre centrale), les caméras de vidéosurveillance servent moins à dissuader ou à filmer une intrusion qui viendrait de l’extérieur, mais plutôt à enregistrer l’emprisonnement de Qiao à l’intérieur d’un surcadrage. Plusieurs changements d’échelle viennent également mettre à bas la frontière entre le dedans et le dehors. Dans la scène de l’installation des caméras, la valeur du cadre passe d’un plan moyen filmant l’extérieur du quartier à un plan rapproché filmant, depuis l’extérieur, Qiao à l’intérieur en train de regarder dehors (images ci-dessus). Par ailleurs, au cours de la dernière scène du film qui se referme sur les images de vidéosurveillance, un léger zoom vers la gauche suit le mouvement intérieur → extérieur → intérieur effectué par Qiao (images ci-dessous), et passe d’un écran scindé montrant l’extérieur du quartier à un cadre ne montrant qu’un seul plan, situé à l’intérieur. À travers ces mouvements effectués en direction du dedans, l’enfermement de Qiao dans le cadre d’une vitre ou d’un écran de vidéosurveillance fait ainsi resurgir son passé carcéral par une domestication de la prison. Après être passée derrière les barreaux d’une cellule en début de film, elle semble cette fois-ci enfermée dans le découpage d’un split-screen.
Du particulier au général
Le premier et troisième film du cinéaste, Xiao Wu, artisan pickpocket en 1997 et Plaisirs Inconnus en 2003, se clôturaient déjà sur un individu rattrapé par le spectre de la prison. Si l’on peut en déduire que l’issue des films des Jia Zhang-ke n’a pas vraiment évolué en vingt ans (montrer que l’individu chinois ne peut a priori pas s’échapper du régime), l’ampleur temporelle et spatiale de ses derniers films semble autant s’opposer au resserrement et à la nervosité de son premier long-métrage qu’à son issue carcérale. Il s’agit désormais pour Jia Zhang-ke d’ouvrir au maximum l’espace et la temporalité de ses récits pour compenser le cloisonnement de ses figures. Cette alternance entre l’individu (l’intérieur) et l’ensemble (l’extérieur) a récemment fait l’objet d’un court métrage publicitaire réalisé par le cinéaste pour Apple à l’occasion du Nouvel An Chinois. Intitulé The Bucket, Jia Zhang-ke y met en scène en sept minutes la traversée de plusieurs espaces (passant de la province à la ville, tour à tour en scooter, en bateau et en bus) et prend de la distance sur l’individu par l’entremise de gigantesques plans d’ensemble. Ce mouvement, partant du jeune homme et de son seau pour s’ouvrir vers l’étendue des espaces qu’il traverse, vient à la fois souligner son insignifiance face au monde et relier sa trajectoire personnelle à celle d’une grande partie de la population chinoise, emportée par l’exode rural. De sorte que, bien que tourné avec un iPhone XS, le cadre du court métrage passe systématiquement du particulier au général, rompant avec la proximité induite par la captation au smartphone (filmer au plus près) pour montrer, le temps d’un plan, l’immensité d’un panorama (images ci-dessous).
Cette même dynamique guide une séquence d’A Touch of Sin, où Xiao Yu (Zhao Tao), après avoir été victime d’une agression sur son lieu de travail, rejoint sa mère sur un chantier d’aéroport. Le déraillement de sa vie professionnelle s’accompagne à ce moment d’un déraillement collectif par une transition effectuée à l’aide d’une tablette graphique, sur laquelle sont diffusées les informations nationales. On y apprend qu’un train est entré en collision avec un autre, provoquant la mort de plusieurs dizaines de passagers. L’image du film devient alors celle de l’accident filmée par un hélicoptère sur les lieux de la catastrophe : de la hauteur est prise lors de ce surgissement au cœur de l’image pixelisée, filmée en contre-plongée. L’ouverture et le mouvement de recul, partant du particulier pour aller vers le collectif, caractérise ainsi l’utilisation du numérique chez Jia Zhang-ke. Une séquence des Éternels, montrant le retour de Bin à Datong, illustre également ce rapport. Le paysage urbain ayant changé, l’amant de Qiao semble à cet instant du film complètement déboussolé. Afin de l’aider à se repérer dans l’espace, Qiao lui donne son téléphone portable sur lequel s’affiche un GPS montrant la direction prise par leur véhicule. La main de Bin tient ainsi le smartphone sur lequel un curseur géolocalisé se déplace au sein d’une carte virtuelle, avant que le plan suivant ne procède à une prise de recul. On y découvre la ville vue de dessus, découpée par l’ombre des buildings qui, en formant quatre bandes assombries, reproduisent la forme des quatre doigts de Bin derrière le téléphone, dans le même axe diagonal par rapport à la route (images ci-dessous). Ici, le général (la ville) succède au particulier (Bin), tandis que l’espace pouvant tenir à l’intérieur d’une seule main s’étend désormais à perte de vue.

L’ouverture
Dans l’issue carcérale des Éternels précédemment évoquée, ce mouvement vers l’ouverture induit par le numérique se traduit par un entre-deux spatial. Outre le fait d’emprisonner Qiao à l’intérieur d’un écran, les images de vidéosurveillance ont pour particularité de positionner sa figure sur le seuil d’une porte ouverte, à mi-chemin entre le dedans et le dehors. C’est la différence fondamentale entre Xiao Wu, artisan pickpocket, Plaisirs Inconnus et Les Éternels, qui met en exergue l’évolution du cinéma de Jia Zhang-ke. Quand Xiao Wu et Plaisirs Inconnus se referment respectivement sur un emprisonnement à la rue même et sur un jeune menotté, adossé contre un mur à côté d’une porte fermée (image ci-dessous à gauche), Les Éternels s’achève sur un retour consenti vers l’intérieur accompagné d’une ouverture vers l’extérieur (image ci-dessous à droite). Dans cette perspective, la direction du regard de Qiao dans cette scène s’avère primordiale. D’abord tête baissée, celle-ci tourne brièvement ses yeux vers la lumière qui irradie l’écran de vidéosurveillance. À l’intérieur du composite, l’appel de l’extérieur est bien là : la porte s’est ouverte et le fatalisme des premiers films de Jia Zhang-ke fait désormais partie des murs.