Sorti sur les écrans en 1954 alors que l’industrie cinématographique s’essayait aux prémices de la 3D, Le crime était presque parfait est surtout passé à la postérité pour sa précision clinique à construire – puis déconstruire – l’inépuisable thème du crime parfait. Entre claustrophobie et sadisme, Alfred Hitchcock fait une nouvelle démonstration parfaite du cinéma-jouissance, quelque part entre La Corde et L’Inconnu du Nord-Express.
Lorsqu’on passe au crible la filmographie d’Hitchcock, il n’y a plus aucun doute sur les thèmes de prédilection – pour ne pas dire obsessionnels – autour desquels sont construites la plupart de ses œuvres. En 1954, alors qu’il est l’apogée de sa carrière (qui commencera à décliner au milieu des années 1960), Alfred Hitchcock se voit proposer par les studios – méfiants quant à l’émergence de la télévision – une nouvelle expérimentation technique susceptible de drainer les foules dans les salles : l’usage de la 3D. On sait que l’homme n’a pas peur du défi puisqu’il s’était déjà essayé au film presque entièrement tourné en plan-séquence avec La Corde, en 1948. Cette nouvelle technologie devient pour lui l’occasion de mettre une pierre supplémentaire à l’édifice impressionnant qu’il construit alors depuis trois décennies : un cinéma entièrement construit sur le rapport ambigu image/regard et exhibition/voyeurisme, qui donne du coup à l’expérience collective de la salle un étrange sentiment de jouissance partagée. Avec cette production, Hitchcock prouve une nouvelle fois, si certains en doutaient encore, qu’il n’hésite pas un seul instant à marier des questionnements moraux à un goût prononcé – et totalement assumé – pour le sadisme.
Ici, a priori une seule obsession semble traverser le film : comment un homme peut-il commanditer le meurtre parfait d’une épouse infidèle ? La question est posée par Tony Wendice (Ray Milland), dandy intéressé, cynique et apparemment totalement dépourvu d’affect, qui, en s’adjoignant les services d’un repris de justice autrefois croisé sur les bancs de l’université, souhaite faire assassiner sa belle épouse Margot (Grace Kelly) pour profiter d’un héritage très avantageux. Minutieux jusqu’à la maniaquerie, il met en scène le crime parfait, ne laissant aucun détail au hasard et anticipant les liens logiques que tout enquêteur pourrait faire : le mobile – un cambriolage qui tourne mal – lui est étranger et son alibi – être vu dans un club à l’heure exacte du crime – est en béton armé. Bref, tout la mécanique du crime est cyniquement huilée – le donneur d’ordre n’ayant même pas une once de culpabilité à l’idée d’éliminer la femme pécheresse – sauf qu’une hypothèse avait été écartée : celle du criminel tué par la potentielle victime, laissant le corps encombrant du complice trahir un à un toutes les étapes d’un complot commandité par un mari peu scrupuleux.
De là, il y aurait évidemment beaucoup à dire sur la manière si propre à Hitchcock de mener ce Cluedo ironique et incisif. Comme on pouvait l’espérer, le récit est d’une précision impressionnante, les dialogues écrits au couteau et les personnages finissent toujours par trahir l’archétype auquel on les avait assimilés. Mais ce qui fait le plus bel intérêt du film est probablement la manière dont le réalisateur travaille (non sans un certain sadisme) la figure du personnage féminin. Grace Kelly, alors encore jeune star à Hollywood, allait entamer une collaboration fructueuse avec le maître du suspense, devenant en quelques sortes la quintessence de la blonde froide, dominante et un peu frigide sur les bords si présente dans sa filmographie. Avant de prêter ses traits au personnage féminin principal de Fenêtre sur cour et La Main au collet (une quatrième collaboration sur Pas de printemps pour Marnie ne verra jamais le jour), Grace Kelly incarne dans Le crime était presque parfait une épouse belle au point d’en être suspecte : en effet, sous le nez de son mari, elle vit depuis plusieurs années une liaison avec un célèbre écrivain, ce qui n’en fait pas un personnage exemplaire aux yeux des codes hollywoodiens d’alors. Mais voilà, là où il aurait été facile de condamner celle qui s’octroie des libertés que les schémas sociaux réprouvent, on se retrouve dans une situation plutôt inédite pour l’époque puisque les rôles sont inversés. Ici, c’est la femme qui entretient son mari et qui, de fait, exerce un pouvoir sur celui-ci. L’éternel fantasme de la castration de l’homme par la femme (déjà à l’épreuve dans Fenêtre sur cour ou Psychose) trouve donc ici une nouvelle variante. Tuer la femme revient en quelque sorte pour l’homme à nier ce dérèglement.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le premier obstacle que le mari rencontre est de convaincre son épouse de rester tranquillement à la maison pour que le meurtre puisse avoir lieu. Moderne et émancipée, Margot n’est pas du genre à attendre passivement le retour des hommes, surtout lorsque son mari emmène l’amant dans un club dont elle est exclue pour en faire son plus bel alibi. Assez piteusement (et cela introduit en quelques sortes l’échec à venir), Tony encourage sa femme à classer des articles, telle une parfaite femme au foyer qui s’en tiendrait sagement à son ouvrage tandis que l’homme vaque à ses occupations. Seulement, ce que l’on prend pour un geste anodin va finalement sceller la perte du mari : pour que Margot puisse découper ses articles, il lui remet une paire de ciseaux pointus, objet qui deviendra son arme de défense et qui fera définitivement échouer la tentative d’assassinat. Lourd de sens sur la vaine tentative du mari d’obtenir une ascendance sur son épouse, cet acte contient en une fraction de seconde toute l’ironie dont le réalisateur anglais était capable. En un plan, il réduit la posture d’un homme à sa médiocrité la plus improbable dès lors qu’il espère pouvoir dicter à la femme le rôle censé socialement lui revenir.