Qu’ils renferment l’essence d’une actrice ou d’un acteur, ou qu’ils révèlent un part insoupçonnée de leur jeu, certains gestes permettent de circonscrire plus précisément la singularité d’une présence. En voici quelques-uns.
Les mains de Meryl Streep (Sur la route de Madison)
Sur le siège passager du pick-up de Robert (Clint Eastwood), Francesca (Meryl Streep) croise et décroise les bras, compte sur ses doigts les années qui se sont écoulées depuis son mariage et attrape d’un geste gauche la cigarette que lui tend l’inconnu au volant. Arrivé devant le pont Roseman, Robert descend de voiture pour photographier ce petit tunnel de quelques mètres perdu au milieu de l’Iowa. Francesca propose de l’attendre. « Ça ne me dérange pas », assure-t-elle en ouvrant les bras et en haussant vaguement les épaules dans un geste mal coordonné. Robert a déjà disparu dans un fossé en contrebas, mais les mains de Francesca, comme si elles avaient quelque chose d’urgent à lui dire, battent l’air dans une suite ininterrompue de petits gestes avortés ou à peine esquissés. Sa main droite chasse nerveusement un insecte attiré par la chaleur et l’humidité, puis la gauche se referme sur le coude droit, derrière le dos, dans une posture d’oisiveté ou d’innocence feinte. L’air de rien, Francesca s’est avancée de quelques pas pour entrer dans le champ de vision du photographe. Mais bientôt, elle disparaît dans l’obscurité du tunnel. Un doigt coincé entre les lèvres, elle observe Robert en secret.
La bouche s’entrouvre sur l’index comme pour goûter à l’interdit d’un désir naissant, avant que le vol d’un oiseau n’interrompe le geste dans un sursaut. Francesca reprend sa marche et pose délicatement la main sur les planches de bois comme pour en prendre le pouls. Elle couvre de ses paumes des joues que l’on devine brûlantes, lorsque la voix de Robert résonne derrière elle pour mentionner des bouteilles de soda restées à l’arrière du pick-up. Toujours cachée dans la pénombre, Francesca se touche alors le front et le monde extérieur semble soudain lui revenir en mémoire. Devant le véhicule, elle hésite. Les doigts se replient légèrement et restent un instant suspendus au-dessus des lèvres, avant de plonger dans un sac de voyage resté entrouvert. Finalement, elle se ravise et ouvre la glacière pour en extraire une bouteille de soda. Cette courte pantomime offre un aperçu de la « méthode Meryl Streep », riche panoplie de petits mouvements nerveux ou impérieux que l’actrice reprend et décline à chaque film, parfois jusqu’à l’excès. Mais sur le pont Roseman, perdus au milieu de l’Iowa, ses gestes conservent encore l’apparence d’une certaine improvisation et offrent un spectacle aussi touchant que passionnant : celui d’un sentiment qui progresse à tâtons et cherche maladroitement son expression.
Hugo Mattias
Les ciseaux de Daniel Day-Lewis (Phantom Thread)
Dans une scène au début de Phantom Thread, Reynolds Woodcock reçoit chez lui sa future amante, Alma (Vicky Krieps). Très vite, il l’emmène dans son atelier pour lui faire essayer diverses étoffes et prendre ses mesures. La scène est composée de gestes silencieux ; des retouches semblables à des caresses, des regards tour à tour complices et défiants qui se substituent aux dialogues. L’un d’entre eux m’a particulièrement marqué. Alors que Cyril (Leslie Manville), la sœur de Reynolds, vient d’entrer dans la pièce, le couturier s’empare d’une paire de ciseaux pour découper un bout de ruban bleu. À l’inverse de ce que chacun aurait naturellement fait, Woodcock ne saisit pas la paire par les poignées, mais par les lames. D’un geste fin et précis, au naturel désarmant, il ouvre les ciseaux par cette extrémité, comme une extension de ses doigts, pour les refermer sur le tissu.
Quelque chose se rompt à cet instant, au niveau de l’étoffe comme de l’intimité naissante entre les deux amants. C’est la dynamique principale du film que de saborder les élans chaque fois qu’ils prennent corps, de jouer de sentiments asynchrones, noués puis dénoués. Mais la beauté de ce geste réside peut-être moins dans ce qu’elle raconte du film que de l’acteur qui l’exécute : Daniel Day-Lewis. À rebours de son jeu parfois maniéré, ce petit détail est d’autant plus remarquable qu’il s’opère dans la plus grande discrétion. La scène dans son ensemble obéit à une succession de plans resserrés : on filme de près la pose d’une épingle, l’ajustement d’un tissu, la mesure d’un poignet. Mais du coup de cisaille en question, Paul Thomas Anderson ne tire pas d’insert : il s’inscrit dans un plan incluant les deux personnages, sans focalisation précise sur Reynolds. L’attention n’est pas concentrée sur l’outil, mais plutôt sur le visage inquiet d’Alma et celui, froid, du couturier. Aussi cette découpe est-elle presque invisible. Il ne s’agit d’une action ni hésitante, ni démonstrative, mais plutôt d’un geste ferme et naturel, sans y penser. En somme, un geste de couturier.
Luca Mongai
Le sourire de Tommy Lee Jones (Space Cowboys)
Tommy Lee Jones n’a pas exactement la réputation d’être un joyeux drille, dans la vie comme à l’écran : son visage ferme, ses épais sourcils et ses grandes rides lui donnent un côté éternellement grave, bourru, las ou mélancolique, même lorsqu’il esquisse un sourire. À l’exception toutefois d’une scène de Space Cowboys. C’est l’heure des adieux : les astronautes vieillissants, salués en héros, défilent avant de partir pour leur mission. Clint Eastwood, qui joue Frank, le meneur de troupe, se contente d’un discret coup d’œil en arrière, alors que sa caméra se focalise sur Hawk (Tommy Lee Jones), qui lance de son côté un regard à Sara (Marcia Gay Harden), la directrice de la mission, dont il est en train de tomber amoureux.
La caméra s’élève pour accompagner le visage ému de cette dernière ; Hawk lui sourit une première fois, s’avance dans l’habitacle du bus qui l’amènera jusqu’à la fusée, puis se cogne légèrement la tête contre la porte, et se retourne vers Sara pour un ultime au revoir. La main sur la tête, le sourire jusqu’aux oreilles, il est comme un enfant ravi par ce microaccident sans conséquence, qui vient enrayer la solennité de l’instant historique. La scène est d’autant plus merveilleuse que ce regard sera le dernier ; Hawks se sait condamné par un cancer et ne reviendra pas de son voyage dans l’immensité de l’espace. Mais en attendant, le voici ramené à une innocence virginale qu’on n’a jamais vue dans aucun autre de ses films : celle d’un petit garçon dont la joie enfouie ressurgit le temps d’un éclair.
Josué Morel
Le poignet de Lee Hye-young (La Romancière, le film et le heureux hasard)
La Romancière, le film et le heureux hasard s’ouvre sur une scène dans laquelle resplendit l’art de la pantomime développé par Lee Hye-young, ancienne gloire du cinéma populaire coréen qui a fait son apparition dans le cinéma de Hong Sang-soo avec Juste sous vos yeux en 2021. Dans son deuxième film avec le cinéaste, elle incarne Jun-hee, une femme de lettres retournant auprès de quelques amis après des années d’absence. Lors de la première scène (ses retrouvailles avec une libraire qui l’a aidée au début de sa carrière), son port altier, sa mine fermée et les gestes millimétrés de son poignet droit lui permettent d’exprimer l’éventail de ses émotions, bien mieux que les dialogues gênés qui ponctuent la séquence. Hye-young multiplie ainsi les poses affectées, évoquant une forme d’élégance aristocratique et stéréotypée, alternant entre une forme de laisser-aller (elle « casse » son poignet au-dessus de son sac à main) et un glamour suranné (elle ramène brusquement sa cigarette derrière son visage tandis qu’elle en expulse la fumée).
De fait, l’actrice s’appuie ici sur sa persona d’ancienne star pour créer un personnage sur le retour qui se conduit en permanence comme une vedette, non sans une forme de cruauté à l’égard de ses congénères. Comme souvent chez Hong Sang-soo, la beauté de la scène tient à l’apparition soudaine d’une fêlure révélant, derrière les masques, la véritable nature des protagonistes. C’est l’objet d’un discret mouvement de la main à la fin de la séquence où l’actrice, sans raison apparente, porte le revers de sa paume sur ses lèvres, comme pour étouffer un sanglot ou une nausée. La dissonance introduite par ce geste résonne avec la remarque de son ancienne amie, qui lui rappelle à demi-mot qu’elle n’est pas parvenue à écrire quoi que ce soit depuis des années. Zoomant sur les deux personnages, Hong Sang-soo sublime alors la subtilité du jeu de son actrice, tout en soulignant l’hypocrisie feutrée et l’agressivité sous-jacente qui tapissent la séquence : pour la première fois, Jun-hee perd sa superbe en laissant affleurer un affect à la fois sincère et inquiet qui ne la quittera plus.
Thomas Grignon
Naomi Watts reprend la main (Mulholland Drive)
Dans la première partie de Mulholland Drive, le jeu de Naomi Watts, tout en sourires angéliques et regards illuminés, exprime la candeur de Betty, jeune femme fraîchement débarquée à Los Angeles dans l’espoir d’y vivre le rêve hollywoodien. À la moitié du film, lors d’une scène de casting où cette dernière semble pour la première fois promise à une grande carrière d’actrice, deux gestes de Watts révèlent toutefois une lucidité jusque-là inaperçue chez son personnage. Betty y est pour la première fois confrontée aux rapports de force qui règnent entre hommes et femmes à Hollywood. Elle est accueillie par un producteur qui enchaîne les marques de paternalisme à son égard (main sur l’épaule, sur la hanche, etc.), puis fait face au manque de considération de Jimmy Katz (Chad Everett), son partenaire de jeu, qui discute seul des choix de mise en scène avec le réalisateur, sans même la regarder.
Si Betty semble alors sur le point de devenir une de ces actrices broyées par la machine hollywoodienne, elle va pourtant renverser la situation en poussant à un degré supérieur la tension sexuelle inhérente à la scène. Par deux gestes qui se font écho, Naomi Watts offre en effet une marge de manœuvre à son personnage. Le premier consiste à repousser Katz en s’appuyant sur une réplique (« Nobody wants you here ! »). Le second, mis en relief par un gros plan, semble contredire ce mouvement de recul : alors que l’acteur tente un nouveau rapprochement, c’est désormais Betty qui, après une légère hésitation de son partenaire, attrape sa main et la pose sur sa cuisse. Elle décide donc de radicaliser la dynamique initiée par son coacteur pour que la scène devienne la sienne, celle qui la fera accéder à la carrière dont elle rêve (en un sens, ce passage du film apparaît donc comme le paroxysme du rêve de Diane Selwyn, l’actrice ratée qui réimagine ici sa vie). La séquence se charge alors d’une tension érotique palpable, laissant l’équipe de casting médusée face à la naissance d’une actrice. La beauté de la scène tient en grande partie à ces deux gestes de Naomi Watts et à la manière dont ils permettent à Betty d’imposer son sens du jeu tout en revendiquant son autonomie : c’est seulement lorsqu’elle devient pleinement actrice de son désir que l’alchimie avec Katz devient possible.
Valentin Denis
Le souffle de James Gandolfini (Les Sopranos)
Il y a très exactement dix ans, James Gandolfini disparaissait brutalement, foudroyé par un arrêt cardiaque. Ce fut la deuxième fin de Tony Soprano, le rôle emblématique par lequel il réinventa la notion d’antihéros, dont la télévision américaine n’a depuis jamais cessé de faire son miel. Sa filmographie postérieure, qui ne comporte aucun grand film – à l’exception peut-être de Zero Dark Thirty, où son apparition tient davantage du cameo –, démontre pourtant l’étendue d’un registre qui le fit toucher avec brio à la comédie romantique (All About Albert), au drame autobiographique (Not Fade Away) et au polar (Cogan : Killing Them Softly, Quand vient la nuit), où il explorait le versant vulnérable de sa masculinité. Ce qu’il faisait déjà dans Les Soprano, quoiqu’au prix d’une grande confusion, en jouant un criminel devenu incapable de scotomiser sa part monstrueuse, héritée de ses parents, et qu’il craignait de transmettre à sa progéniture (« that rotten, putrid Sopranos gene », fulminait-t-il devant sa psychanalyste). Fruit d’une dissociation impossible, cette anxiété lui déclenchait crises de panique et évanouissements, préfigurant l’effondrement final de Gandolfini dans un palace de Rome un 19 juin 2013.
Revoir Les Soprano aujourd’hui, c’est prendre toute la mesure de ce pacte faustien avec une créature qui se nourrissait de ses propres névroses pour l’enrager en retour. Dans cet échange quasi sacrificiel, difficile de savoir à qui appartenaient ce sourire, cette démarche, cette gestuelle, cet accent, ce regard, et cette corpulence d’enfant enrobé dans la chair d’un ogre, tour à tour menaçante et domestiquée. Peut-être sa vérité tenait-elle à ce souffle si particulier, dont s’exhalait aussi toute une gamme de soupirs, d’exaspération ou de soulagement, quand ce n’était pas d’impuissance ou de tristesse. Il devint un effet sonore à proprement parler dans la saison 6, audible à chacune de ses apparitions, lestées d’un poids supplémentaire, celui de l’obésité, mais aussi des responsabilités de plus en plus écrasantes. Une séquence illustre cette double difficulté : encore convalescent après avoir été grièvement blessé par son oncle Corrado, Tony se fait un devoir de rappeler à ses associés qu’en dépit des apparences, c’est toujours lui le patron. Il décide donc d’en venir aux poings avec l’un d’eux devant tous les autres, dans un accès de violence annoncé par sa lourde respiration, qui se charge d’une raucité de bête meurtrie au terme de sa démonstration de force. Dix ans ont passé, mais on n’est pas prêt d’oublier le souffle au cœur de James Gandolfini, acteur Tony-truand.
Damien Bonelli
Kim Min-hee, ou l’enfant accroupie (De nos jours…)
L’une des scènes les plus marquantes de Seule sur la plage la nuit reposait sur un geste brusque et mystérieux : au beau milieu d’une discussion, le personnage interprété par Kim Min-hee s’agenouillait pour prier. Dans De nos jours…, le dernier film de Hong Sang-soo, l’actrice incarne Sangwon et s’accroupit cette fois à trois reprises pour dialoguer avec un chat, des fleurs et son amie en pleurs. Chacun de ses mouvements est alors accompagné par un léger panoramique ou un zoom arrière permettant de découvrir ou de mettre au centre du cadre un élément initialement dissimulé hors champ. En se rapprochant du sol, elle devient attentive à d’autres formes de vie, qu’elles soient végétales ou animales, et à même de percevoir les choses les plus infimes. La posture transforme le regard et permet d’accéder, comme le dit Sangwon, à un « autre univers » dans lequel la flore s’exprime et les félins sont rois. S’accroupir, c’est aussi être entre deux eaux : à la fois proche des êtres que la douleur a mis à terre, comme Jungsoo (Song Sunmi) après la disparition de son chat, et prête à les relever. En se faisant littéralement plus petite, plus « humble » comme dirait le poète Hong (Ki Joobong, en alter ego du cinéaste), le personnage retrouve le regard éveillé d’une enfant avide de découvrir le monde.
Chloé Cavillier
Tom Cruise défait (Eyes Wide Shut et La Guerre des mondes)
De son entrée fracassante par une glissade en chaussettes dans Risky Business aux derniers épisodes de Mission : Impossible et Top Gun, Tom Cruise s’est toujours affirmé comme un corps en mouvement. S’il a pu se montrer épisodiquement diminué (Né un 4 juillet), il faudra attendre Eyes Wide Shut (1999) pour que l’homme d’action, célèbre pour ses multiples sprints à l’écran, se révèle ébranlé et entravé. Sous les traits de Bill Harford, il arpente les rues de New-York d’un pas décidé, s’enfonçant sans le savoir dans un labyrinthe. Alors que Bill se croit victime d’un complot, Victor Ziegler (Sydney Pollack) lui explique, à la fin du film, qu’il s’est bercé d’illusions. Après avoir d’abord croisé les bras, Cruise finit par tomber dans un fauteuil, se tient la tête et joint les mains, dans un geste entre l’abattement et la prière.
L’ultime film de Kubrick ouvrira dans la filmographie de l’acteur une brèche profonde. La surface de l’homme actif et volontaire s’écorne peu à peu : son couple dans Eyes Wide Shut, sa masculinité dans Magnolia, et enfin sa famille dans Minority Report et surtout La Guerre des mondes. Dans le film de Spielberg, les belliqueux envahisseurs attaquant la Terre obligent Ray Ferrier à se terrer avec sa petite fille (Dakota Fanning) dans la cave d’un déséquilibré solitaire (Tim Robbins). Déterminé à répliquer face aux extraterrestres, cet hôte inquiétant menace le secret de leur cachette et le père de famille se résout à commettre l’irréparable pour le faire taire. Ray prend alors sa tête dans ses mains, comme Bill Harford avant lui, puis ses poings serrés s’abaissent pour dévoiler des yeux abandonnés au désespoir. Lorsque Tom Cruise ne peut plus courir, il ne lui reste que ses mains pour figurer son élan brisé.
Clément Colliaux
Chiara Mastroianni, ou le drame du renoncement (L’Heure zéro)
Faut-il y voir une malédiction liée à son illustre ascendance, comme l’envers d’une vie personnelle régulièrement exposée dans les pages de la presse people ? Chiara Mastroianni fait partie, au même titre par exemple qu’une Géraldine Pailhas, de cette famille des discrètes élégantes, actrices subtiles et fuyantes s’épanouissant avec bonheur au second plan, paradoxalement mémorables dans leur réticence énigmatique à tirer la couverture à elles. Depuis trois décennies, Mastroianni a souvent joué les vieilles filles frustrées (Les Chansons d’amour), les épouses bafouées (3 Cœurs, Augustine) ou les ex-femmes jalousées (Les Enfants des autres). Certes, elle a trouvé quelques beaux premiers rôles chez Manoel de Oliveira (La Lettre), Sophie Fillières (Un chat, un chat) et surtout Christophe Honoré (Non ma fille, tu n’iras pas danser, Les Bien-aimés, Chambre 212), mais les films n’étaient malheureusement pas toujours à la hauteur de leur délicate interprète. Dans ce qui demeure à ce jour son apparition de cinéma la plus marquante (Un conte de Noël), Arnaud Desplechin lui attribuait de manière emblématique le rôle d’une femme qui découvrait avec effarement que son entourage avait écrit son existence à sa place.
Ces personnages ingrats, Mastroianni est souvent parvenue à les illuminer de l’intérieur par la seule grâce de sa présence qui, dans une tradition héritée de la Nouvelle Vague, s’est surtout cristallisée autour de son visage de madone triste, immortalisé en gros plan dans des « moments sans gestes » comme cet arrêt sur image des Chansons d’amour (2007), où ses yeux tombants de cocker orphelin font merveille. S’il fallait néanmoins résumer l’actrice en un geste, ce serait celui qui trahit l’énième figure de l’effacement qu’elle incarne dans L’Heure zéro (2007), une fantaisie policière adaptée d’Agatha Christie par Pascal Thomas. Aude, l’ex-femme « si délicate, si charmante » de Guillaume Neuville (Melvil Poupaud), l’accomplit au moment où elle est arrêtée pour le meurtre de la grand-mère de ce dernier (Danielle Darrieux).
La tête baissée, le visage figé dans une expression résignée, Mastroianni joint ses deux mains à la racine de son nez, avant de les laisser glisser vers le haut de son front, puis de les écarter le long de ses tempes, ses doigts entrouverts tamponnant très légèrement sa peau du bout de ses phalanges. Or un bref insert nous rappelle que le commissaire Bataille (François Morel) a déjà été témoin d’un geste similaire de détresse et de soulagement entremêlés, effectué au début du récit par sa propre fille, qui s’était accusée d’un larcin qu’elle n’avait pas commis parce qu’elle sentait peser sur elle les soupçons de la directrice de son école. Aude, comprend l’inspecteur, se sacrifie à la place d’un autre, se résigne à la partition écrite par un criminel qu’elle sait déterminé à la piéger : « Je savais qu’il allait arriver quelque chose d’affreux, que j’en serais la victime, mais je ne savais pas ce que ce serait. […] Vous ne savez pas ce que c’est d’avoir peur pendant des jours et des jours, d’attendre la catastrophe ; quand elle arrive on se sent soulagé, on n’a plus besoin de se débattre. » Cette idée d’une enquête policière résolue par un simple geste est déjà en soi formidable ; que ce soit Chiara Mastroianni qui accomplisse ce petit rituel autosacrificiel le rend d’autant plus émouvant, car il résume à merveille une carrière épanouie à l’abri de la lumière, à jouer encore et encore le drame du renoncement.
Alexandre Moussa