Depuis 2007, la crise économique, à peine survenue, est devenue l’un des sujets les plus traités du cinéma américain. Qu’ils en dévoilent les mécanismes financiers ou qu’ils explorent ses effets sur la population américaine, Cleveland contre Wall Street, Inside Job, The Company Men, ou, plus réussi, Margin Call, pointent tous les implications des mécanismes économiques fous dont le commun des mortels subit aujourd’hui les conséquences. Après s’être attaqué au mythe de l’assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, le brigand bien-aimé assassiné par l’un de ses lieutenants, Andrew Dominik continue de revisiter les idéologies américaines avec ce film de braquage sur fond de crise financière.
Dans le milieu du crime aussi, un sou est un sou, où on lésine sur les pourboires tant on a du mal à joindre les deux bouts. La crise n’épargne personne, et surtout pas les milieux de l’argent sale, plus sensibles que quiconque à la réduction de la circulation de la monnaie. Pendant les années que Frankie, petite frappe, a passées en prison, le monde a changé. Déboulant, les mains dans les poches, en plein cœur de l’élection opposant Obama à John McCain, il comprend très vite que son désir de réinsertion ne se réalisera pas. La seule solution pour survivre sera pour lui de chercher l’argent là où il se trouve, dans les tripots clandestins mafieux. En adaptant le roman L’Art et la manière de George V. Higgins, publié en 1974, Andrew Dominik choisit de transposer le récit de façon très marquée dans le contexte politique et économique actuel. Il propage ainsi la crise au milieu du gangstérisme, en confiant les premiers rôles à deux prolos du crime, Frankie et son copain de cellule reconverti dans le trafic de chiens, chargés d’attaquer les vrais pros de l’arnaque. Les paumés s’attaquent aux grosses pointures, et, le pire, c’est que le casse à la petite semaine réussit, preuve qu’il n’y a vraiment plus de morale ! Parkings d’usine, ponts, terrains vagues, maisons abandonnées aux volets fermés, hall d’aéroport : Dominik ne retient que ces lieux épars et désolés, magnifiquement filmés, qui représentent les espaces disjoints d’une Amérique « post-subprimes ». De la population américaine, il fait disparaître tout ce qui assure le renouvellement de l’espèce – les femmes dont il est question ne demandent que de l’argent ou le divorce – et ne conserve que les malfrats (mafieux et politiques confondus). Entre les lieux, entre les personnages, rien ne fait lien, sauf les rapports d’argent.
Car le discours du cinéaste est plus que clair, et c’est ce qui rend le film parfois pesant. La récurrence de la retransmission télévisée de la campagne présidentielle qui s’invite dans le récit trace un parallèle ostensible entre le mode de vie mafieux et la scène politique. Au manque de confiance qui gangrène le microcosme des paris fait écho la méfiance vis-à-vis de la gestion du pays. En passant sans cesse d’un milieu à l’autre, le montage insiste sur un effet de contamination et file la métaphore du film de casse comme allégorie du rôle du pouvoir dans la crise. Tous pourris, semble crier le film. Un peu appuyé. C’est bien ce que l’on peut reprocher à l’argumentation d’Andrew Dominik, tout comme à son style, très souvent ampoulé. Les flous, les ralentis, la scène de shoot au cours de laquelle le son distordu nous fait basculer dans la conscience du braqueur héroïnomane (sur Heroin du Velvet Underground !) : les effets visuels semblent souvent vains. L’insistance du propos anti-crise est ressassée par les redondances de mise en scène, et la bande originale intervient encore pour enfoncer le clou. « The world is a temporary parking place », chante Cliff Edwards, tandis que Cogan se livre à sa fonction de nettoyeur… dans un parking souterrain.
Andrew Dominik avoue qu’il a transplanté l’action du récit de Detroit à La Nouvelle-Orléans, dans le but de trouver sur place une main‑d’œuvre bon marché. Le banditisme n’est pas le seul milieu où l’on ne parle que d’argent, et les cinéastes ont souvent mis en scène leur dépendance absolue à l’argent des autres. La crise frappe aussi, bien entendu, le milieu du cinéma qui, comme le milieu du crime, est extrêmement sensible au tarissement des flux de monnaie. En inversant les rapports de force entre patrons du crime et petites frappes, le film s’amuse aussi à détourner le film de mafia et son sous-genre, le film de casse. À rebours de la mythologie que créait Scorsese avec ses bandits hauts en couleur, Cogan – Killing Them Softly se plaît à bouleverser un casting dont les premiers rôles sont tenus par des acteurs méconnus rendus peu présentables, et à ridiculiser les pointures du genre en passant à tabac sans aucune pitié Ray Liotta, petit patron coquet et malhonnête, ou en défigurant James Gandolfini, déprimé, bouffi, les yeux cernés. Brad Pitt, alias Cogan, lui, est le justicier qui doit remettre de l’ordre dans ce monde sans valeurs. Sa morale n’est pourtant pas moins brutale que celle des autres. « L’Amérique n’est pas un pays, c’est un business », déclare-t-il devant le discours d’Obama, posant la question de ce que peut bien être un business quand l’argent n’y circule plus. Avant de conclure par la réaffirmation de la loi du plus fort en lançant : « Fucking pay me. »