La séquence la plus émouvante de Seule sur la plage la nuit se trouve au début du film : Younghee (Kim Minhee), actrice coréenne en voyage en Europe, se promène en compagnie d’une amie dans un parc lorsque, tout d’un coup, elle s’immobilise devant un pont. Sa camarade s’en rend compte mais continue toutefois son chemin sans poser de question et l’attend patiemment de l’autre côté de la rive. Younghee s’agenouille alors, accompagnée par un zoom et l’adagio du Quintette à cordes D.956 de Schubert, qui résonne à plusieurs reprises au cours du film, et se prosterne au sol, en communion avec on ne sait quoi. La beauté de la scène tient autant à sa soudaineté qu’à la manière dont elle organise une parenthèse solitaire au sein d’une promenade à deux : ce n’est en effet qu’à la séquence suivante que l’amie de Younghee s’autorisera, avec politesse, à demander le pourquoi du geste de la jeune femme. « C’est une prière », répondra l’intéressée, la promesse faite « d’apprendre à me connaître moi-même ». De fait, Seule sur la plage la nuit brosse le portrait d’une solitaire, mais à rebours de ce que semble indiquer son titre, le film montre paradoxalement le personnage presque constamment accompagné, aussi bien à l’étranger que dans sa Corée natale, quand elle n’est pas suivie par un homme mystérieux qu’elle ne semble voir qu’une scène sur deux et qui la ravira dans une scène énigmatique séparant les deux parties du récit.
Ce que filme dès lors Hong Sang-soo, de manière assez sinueuse, est une solitude s’exprimant dans les interstices de longues scènes collectives (cette scène du pont, une chanson fredonnée à une fleur, un champ/contrechamp avec l’horizon sans fin des vagues), mais aussi au sein même de ces discussions à plusieurs où la jeune fille relègue hors champ ses aventures sentimentales (un réalisateur marié qui l’a fait souffrir, ou encore des amants et prétendants évoqués qu’on ne voit jamais à l’écran). Dans l’un de ces échanges – passablement alcoolisé, comme souvent chez Hong Sang-soo –, Younghee s’emporte contre l’amour, chose invisible par excellence, face à laquelle la jeune femme ivre oppose le positionnement de Saint Thomas, « Je crois ce que je vois ». Or, et c’est là que le film se révèle particulièrement beau, les dires amers du personnage ne se recoupent pas avec le regard qu’elle pose autour d’elle, regard constamment nimbé d’invisible qui lui permet dès lors de voir dans un pont quelque chose d’autre, imperceptible pour autrui et qu’elle ne peut appréhender que spirituellement.
Fantômes
Cette place accordée à l’invisible corrobore la piste d’un tournant fantastique que prend actuellement le cinéma de Hong Sang-soo – comme le confirmera, dans quelques semaines, la sortie de La Caméra de Claire –, reposant sur la mise en scène de frontières et de passages (les fenêtres et nombreuses portes que filme le cinéaste, le pont, l’horizon d’un parc ou d’une plage) traversés par des fantômes. Il y a deux spectres dans Seule sur la plage la nuit : d’abord ce mystérieux individu, qui apparaît quatre fois – notamment au détour d’une scène surréaliste où aucun des protagonistes ne semble conscient de sa présence iconoclaste –, et puis le fantôme de l’homme aimé à cause duquel la jeune femme a dû mettre sa carrière d’actrice entre parenthèses et dont elle dessine le visage sur le sable des plages qu’elle arpente. Hong Sang-soo fait alors d’un fantasme amoureux – une scène où la jeune fille imagine des retrouvailles qui donneraient un sens à leur séparation, par l’entremise d’un livre donné, exactement comme à la fin du Jour d’après – le pendant romantique d’une hantise. Ce qui suit ce songe réparateur entérine l’emprise du sentiment sur le réel : l’absence déborde dans le champ du visible et recouvre la jeune fille, dont le corps allongé sur le sable semble comme caressé par le roulis des vagues. Hagarde, Younghee disparaît alors elle-même comme un spectre, dans un dernier plan désormais récurrent dans la filmographie du cinéaste, mais que Hong Sang-soo charge ici d’une mélancolie sourde tranchant avec les dénouements apaisés de Un jour avec, un jour sans et du Jour d’après : celui d’une jeune fille qui s’en va vers l’horizon, seule et hantée.