1. Peut-on vraiment dire que Le Roi Lion est le « remake plan par plan » du film d’animation de 1994 ? Oui, à condition toutefois de définir en quoi consiste une telle démarche, à ne pas confondre avec la décalcomanie ou la réitération déférente et fidèle, deux horizons qui s’avèrent être aux antipodes du film de Favreau. C’est un b.a‑ba. de la mise en scène : l’histoire importe moins que la manière dont on la raconte, or sur ce point Le Roi Lion de 2019 n’a pas grand-chose à voir avec celui de 1994, ne serait-ce que parce que les corps (des animaux numériques, fruits d’un tournage en réalité virtuelle) et les espaces (en 3D) sont figurés par des moyens drastiquement différents. « Refaire » n’est pas synonyme de « copier » et il ne faut en aucun cas appréhender cette nouvelle version uniquement à l’aune de l’ancienne, en reléguant les fondements de son écriture au rang de simples ajouts techniques, au risque de passer à côté de la singularité du film, guère réductible aux différences immédiatement repérables — une scène ajoutée ici, une autre supprimée là, etc.
2. Que raconte donc Le Roi Lion ? Il faut commencer par le plus évident : le film appréhende le monde en trois dimensions, c’est-à-dire ici comme un feuilleté où chaque élément – animaux, végétaux, minéraux, poussières et phénomènes lumineux – possède sa place propre au sein du plan, une place qui ne peut toutefois être identifiée qu’au regard de la distance qui la sépare, dans la profondeur de champ, de celles qu’occupent d’autres objets et êtres vivants. Toute la mise en scène est conditionnée par ce principe, parfois discrètement (par exemple : un simple changement de focale ou un mouvement de caméra permet de passer d’une échelle à une autre), mais aussi à d’autres occasions de manière beaucoup plus nette et spectaculaire. La scène de la souris, par exemple, qui lance le film après son prologue chanté, prend la forme d’une exploration d’un écosystème dont les différents composants sont envisagés dans une logique égalitaire. Le concept du « cercle de la vie » s’inscrit dès lors dans une perspective figurale où la 3D est au fondement des interactions et de l’harmonie qui permettent au monde d’être monde, du plus petit des insectes aux étoiles peuplant le firmament. C’est en somme l’incarnation, mais aussi et surtout la critique de la pensée assez sommaire du roi Mufasa, qui édulcore peu ou prou la violence au fondement de la chaîne alimentaire en envisageant cette dernière comme un cercle vertueux. Le film s’avère plus retors et reprend les principes du film originel pour mieux les remettre à plat, dans une logique de composition (le feuilletage de l’espace) et de montage (les fondus enchaînés, superbes, où se mêlent les unes dans les autres des ouvertures et béances) qui met en relation des éléments a priori distincts.
3. L’odyssée de Simba implique ainsi pour le lionceau de se défaire de ses conceptions trop limitées du monde, d’abord en apportant une variation de taille à la philosophie de son père, puisque le lion finit par ne plus manger ses congénères animaux (jusqu’à vouloir jouer avec une antilope, qu’il ne considère plus comme une « proie »), puis en tournant le dos à l’hédonisme à gros traits prôné par le « Hakuna Matata ». Contrairement au dessin animé, cet itinéraire est indissociable du rapport qu’entretient le lion avec l’espace. Exemple : la mort de Mufasa. Coincé sur une corniche, le jeune Simba regarde son père grimper laborieusement la pente raide qui le mène vers son frère et rival, Scar. Tout le drame tient à ce que son regard sur la scène et plus globalement sur le monde se révèle lacunaire, alors même que la 3D et l’image numérique offrent a contrario une vision approfondie de l’espace, où le moindre élément numérique (exemplairement, la mèche de la crinière qui vole au vent) peut devenir, par sa netteté, le véritable moteur d’une action. Simba ne voit qu’un fragment de la scène comme, plus tôt, il contemplait en compagnie de son père l’étendue du royaume sans la voir tout à fait vraiment, préférant fantasmer ce qui pouvait se trouver au-delà de ses frontières. Même logique dans la scène du cimetière des éléphants : face à une anfractuosité dont la 3D accentue la profondeur sans en révéler le fond, l’animal affiche crânement sa témérité, niant par là la complexité même de l’espace pour s’en tenir simplement à ce que son regard encore juvénile peut appréhender. Il n’est dès lors pas anodin que le parcours de Simba s’arc-boute autour de deux visions : l’une incomplète (la mort de son père), l’autre miraculeuse et fantasmagorique, lorsque le fantôme de Mufasa fait corps avec le ciel pour s’adresser à son fils. Dans cette perspective, il est très beau que la 3D du film, ici et là éblouissante par sa précision et sa complexité, fasse de la surface (celle d’une étendue d’eau, puis le ciel comme toile à reconfigurer) la condition d’accès à la profondeur et, plus loin, le point de départ de la restauration d’un écosystème dévasté. Car le régime tyrannique de Scar repose dans un sens sur une « dérégulation » de la chaîne alimentaire qui a pour conséquence de transformer le royaume en un désert, soit un espace sans relief ou presque. Autrement dit, la 3D est ici le terreau d’un regard et d’une écriture véritablement en trois dimensions : écologique, politique et philosophique.