Bonello est de ces jeunes cinéastes qui revigorent un cinéma français souvent engoncé dans un conformisme béat. Mouche du coche du consensus ambiant, le cinéma de Bonello emprunte des chemins autres, moins balisés et surlignés. Cinéma du doute et de l’affirmation diffuse plus qu’assénée, sa filmographie fait déjà preuve d’une grande force sur laquelle il faudra revenir plus longuement quand il s’agira de faire un point sur le cinéma de ce début de siècle. En ce qui concerne son nouveau film, disons tout de suite qu’il s’engage sur des thèmes au potentiel éminemment casse-gueule: Houellebecq a récemment mis le focus sur les sectes et leur fonctionnement, avec l’insuccès que l’on connaît.
De la guerre est l’histoire d’un cinéaste à l’ambition en panne sèche. Léthargique, il ne sait comment gérer sa relation avec lui-même. Goût pour rien et surtout dégoût de la société d’aujourd’hui, mercantile et insignifiante. Aller au supermarché est une hantise, remplir des papiers une insupportable corvée: « je veux juste la paix, je veux que la société me lâche. » Il va être aidé dans cette tâche par une sorte de gourou brinquebalant qui l’introduit au sein d’une communauté à l’écart de la ville et qui prône la recherche du bonheur par des méthodes pour le moins particulières. Basées sur la volupté et la renonciation du monde des « survivants plus que des vivants », la pratique le laisse d’abord circonspect, avant qu’il ne s’y abandonne totalement.
Ce cinéaste aux relents autobiographiques – il s’appelle Bertrand et prépare un film dénommé Tiresia, comme celui que Bonello a tourné en 2003 – est campé par un Mathieu Amalric que l’on a bonheur à retrouver de plus en plus souvent sur les écrans. Son style immuable et si caractéristique enrobe parfaitement la partition d’abord tout en retenue puis exubérante d’un homme en pleine métempsycose. Guillaume Depardieu en gourou crépusculaire et Asia Argento en professeur de fitness mystique forment un diptyque paillette mais très convaincant dans leur incarnation de l’irrationnel bienveillant. Cette complémentarité de l’interprétation aide d’autant mieux l’ambiance à prendre forme. Le château bucolique où se regroupe la communauté est le siège d’un monde parallèle, en butte à la société mais surtout coupé de tout lien avec l’entendement culturel régissant comportement et pensée.
La photographie du film concourt à l’effet de distanciation du monde, cette impression continue de voir évoluer les personnages dans l’antichambre d’une quelconque apocalypse. Une teinte gris noir de la lumière crée une atmosphère délavée qui enrubanne les protagonistes dans un brouillard confus, reflet de leur objectif nébuleux. La caméra est la plupart du temps fixe, elle inscrit les personnages dans un rythme lent, propice à la propagation d’une ambiance mortuaire. Souvent, la lumière provient de l’arrière-plan et inonde l’image d’un spectre dilué, comme effacé. Une vraie réussite esthétique qui diffuse finement son malaise cadavérique.
Le film oscille entre réalité et rêve. Entre retour à la vie citadine, ses codes et ses conventions contraignantes, et liberté apparente d’une recherche forcenée du bonheur. Un bonheur forcément hors de la civilisation, sans autre règle que celle fixée par le sujet jouissant. Bonello traite ainsi de la volonté récalcitrante de se retirer du monde, de le refuser, de le nier. Comme une réactualisation occidentale de la figure du renonçant hindou, un Zarathoustra moderne, la stratégie militaire en plus. Car la voie vers le bonheur est méthodique, elle suit les points cardinaux de l’ouvrage De la guerre, écrit par l’officier allemand Carl von Clausewitz au début du dix-neuvième siècle. La recherche du bonheur est un combat, une lutte sans relâche au cours de laquelle il s’agit de vaincre bataille après bataille toutes les résistances héritées du schème de pensée traditionnel. C’est en tout cas le prêche de la communauté. Guy Debord avait imaginé un jeu de plateau, le kriegspiel, inspiré des stratégies de von Clausewitz et mettant aux prises deux armées de jetons. Bonello adapte l’idée et passe du plateau à la vie réelle, non pas peuplée de fantassins mais d’êtres désemparés, luttant avec leur propre destinée.