Avant qu’il ne se rende à Berlin pour présenter son dernier film, Vic + Flo ont vu un ours, nous avons rencontré le cinéaste pour la sortie de Bestiaire. Peut-être parce que nous étions à deux pas de la Maison de la radio, nous avons commencé par évoquer le son.
Commençons par une question qui ne semble pas centrale mais qui s’avère très importante dans Bestiaire – celle du traitement sonore et du hors-champ : il y a eu beaucoup de manipulations…
Énormément de manipulations en effet… Quand je me présente au zoo, je sais que je ne vais pas faire un documentaire d’observation. Je ne veux pas faire un film informatif, je ne veux pas sauver les animaux, je ne veux pas signer un manifeste. Donc, je suis arrivé avec un désir de fiction. Dans nos premières idées, il y avait d’ailleurs celles de micro-fictions un peu farfelues, comme un gardien de zoo trouvant une grosse flaque de sang dans la neige à côté du chameau : ce n’était pas vraiment expliqué, puis ça revenait. Bref, dès le départ, j’avais la fiction en ligne de mire, mais j’ai tout foutu à la poubelle, en continuant à me questionner : comment fictionner avec un tel projet ? Et c’est arrivé par l’angle du son. J’ai dit à mon concepteur sonore : « écoute, j’aimerais que tu fasses planer une menace sur ce zoo, donne-moi l’impression que tout peut arriver à tout moment, tortille le réel, tout est permis. » Il m’a demandé : « quelle menace ? Invasion extraterrestre, explosion atomique ? » Et je répondais « oui ! » à toutes ses propositions. Il a donc effectué un travail complexe, parfois particulièrement recréé, même si ce ne sont pas toujours de grands mensonges. Je précise que je n’ai pas vraiment de problème par rapport au fait de mentir ; je sais que ça peut gêner certaines personnes qui ont une certaine éthique du réel. Pour ma part, je veux fictionner, c’est ce qui m’intéresse.
Une question un peu stupide : quelle est l’histoire de Bestiaire, qu’est-ce que ça raconte ?
Euh… Bon, quand je dis qu’il faut que ça fictionne, ça ne signifie pas qu’il faut que ça raconte quelque chose. Il y avait la genèse du projet : on m’offrait le zoo. Je me suis tout simplement demandé ce qu’il pouvait y avoir d’intéressant dans un zoo, à part que c’est un lieu particulièrement cinématographique. Je ne suis pas spécialement amoureux des animaux, je n’ai pas envie de diaboliser les zoos. La question est donc devenue : « qu’est-ce que j’en ai à foutre d’un zoo, qu’est-ce que j’en pense vraiment ? » Est-ce que c’est un endroit triste ? Non. Est-ce que c’est un endroit cruel ? Non. Je cherchais le bon mot pour aller sur la bonne piste, et je suis arrivé à la conclusion que c’est un lieu absurde. Et il ne s’agissait pas de juger cette absurdité mais simplement de la constater : des humains qui s’organisent entre eux, qui organisent les animaux entre eux, et qui demandent à d’autres humains de payer pour entrer et voir des animaux. Ce n’est pas injuste ni choquant, mais c’est pour moi un sommet d’absurdité. Voilà, de mon point de vue, c’est donc un film plutôt absurde, avec un peu d’humour à l’occasion, et beaucoup de mensonges vis-à-vis du réel. Mais au final, de nombreux spectateurs voient Bestiaire comme un film éminemment triste. Certains me donnent la main en disant : « merci d’avoir dénoncé la cruauté dans les zoos ! » Je ne peux pas m’insurger contre ces opinions tant le film prête le flanc à une multitude d’interprétations. Les gens du zoo se demandaient eux-mêmes ce que j’avais fait de ce lieu, et quel poignard j’avais pu leur planter dans le dos. Mais j’insiste sur le fait que mon point de vue est celui de l’absurdité, à partir du rituel, du quotidien entre les employés du zoo et les animaux. J’ai une sorte de détachement dans le regard… Je me souviens qu’à Cinéma du Réel – c’était une des premières fois que je le présentais – un spectateur m’a dit : « plus vous parlez de votre film, plus j’ai l’impression que vous empilez une fausse naïveté et que vous vous mentez à vous-même. » Ce n’était pas dit méchamment et je lui ai répondu qu’il avait certainement raison, tout en précisant que ce film est tellement naïf, ouvert, contemplatif, que plus je mets des mots dessus, plus je vais forcément me contredire. Et plus j’ai envie de me taire… C’est comme le film absolu qui n’aurait pas besoin du commentaire de son auteur. Cela ne veut pas dire que je suis nonchalant – ce que je peux laisser paraître. Mais j’assume totalement Bestiaire comme un exercice de style, parce qu’il s’agit bien de cela, un jeu du chat et de la souris avec le spectateur : qu’est-ce qu’on montre et qu’est-ce qu’on cache ? Qu’est-ce qu’on révèle ?
On peut en effet considérer qu’il s’agit d’un film sur le spectateur, plus que sur les animaux.
Oui, une spectatrice m’a dit que c’était un film sur l’art ; un public qui regarde quelque chose. Je lui ai tout de suite demandé si je pouvais m’approprier cette remarque qui me faisait marrer comme ex-critique un peu intello ! Comment on se place pour regarder un animal, et au-delà pour regarder une image et un film ? En étant extrêmement prétentieux, je dirais que le film cherche à redonner au spectateur sa liberté, alors qu’on la lui enlève tellement souvent dans la majorité des cas. Ce n’est pas un film hermétique, je crois qu’on est même plutôt invité dans Bestiaire. Comme spectateur, les meilleurs films pour moi sont ceux où, à un moment, je ne les regarde plus et pense à des idées pour d’autres films… L’Aurore de Murnau, je l’ai vu vingt-cinq fois, mais je ne suis pas certain de l’avoir vraiment vu, je suis amené ailleurs. Les films de Claire Denis ou de Weerasethakul me font un effet de cet ordre : l’important devient l’imaginaire véhiculé et plus ce qu’on a sous les yeux. D’un point de vue cinéphile, si ce genre de chose arrive avec Bestiaire, ça me ferait très plaisir.
On peut estimer que ça marche puisqu’il y a cette multitude de regards possibles…
Bon, après, j’espère que les gens ne sortent pas du film pour penser à acheter du pain ou du lait…
La question du regard est centrale dès la scène d’ouverture.
C’est marrant parce qu’au départ on avait placé cette séquence à la fin : ça devenait très lourd, didactique, assez pédant. Comme un chapitre final disant : « je vais vous expliquer le truc bizarre que vous venez de voir. » En la mettant au début, il me semble que ça règle la question de cette dimension théorique.
Il y a beaucoup de plans où l’on est mis face au regard animal.
Oui, cette question se promène dans le film, avec les jeux de miroir : qui regarde qui ? Mais l’idée n’était pas d’en faire un point central pour arriver à un constat.
On peut aussi voir Bestiaire comme un film sur le cadre : qu’est-ce que c’est pour un cinéaste de faire un cadrage, de délimiter un plan et d’évoluer à l’intérieur ?
Ce qui revient à ce jeu du chat et de la souris avec le spectateur… On s’amusait – ce n’est pas un mot très noble, mais tant pis car c’était ça – à filmer des fragments… Si on filme pendant une minute la queue d’une chèvre, il est certain qu’on va réfléchir au hors-champ et se demander quel est le big portrait « derrière » ce plan. Ce sont des choses qui m’excitent en tant que spectateur, je suis au travail. Puis il y avait des considérations purement plastiques, les textures, les motifs. Parfois l’animal était présent mais ce qui l’environnait constituait mon véritable intérêt. J’ai un goût pour la plasticité, j’aime aussi que les cadres soient très centrés – à cet égard, j’apprécie beaucoup Notre pain quotidien et Abendland de Nikolaus Geyrhalter. Ce n’est pas comme Ulrich Seidl, qui est un metteur de scène de talent, mais c’est trash, directement dans ta gueule. Je préfère plutôt la voie où le spectateur est mis au travail, dans une position d’interrogation, comme chez Geyrhalter. Après, quand on fait Bestiaire, il y a évidemment la terreur d’ennuyer le spectateur. Il faut donc des stratégies, qui passent par le son, par le montage – le taxidermiste au centre où ça devient presque d’ordre informatif. Avec le monteur, on se disait régulièrement : « bon, là il faut les réveiller. »
Parlez-nous du montage : quelle a été justement la réflexion sur les agencements et le rythme ?
Beaucoup de tâtonnements, on nageait vraiment dans l’abstrait. Pourquoi la girafe avant le lion, pourquoi le chimpanzé après l’autruche ? Pourquoi le plan doit faire deux secondes ou deux minutes ? Il faut se lancer les idées et essayer. A un moment donné, on n’a pas les mots parce qu’il ne s’agit pas de narration ni de psychologie ; c’est une pure matière de cinéma. Par exemple la scène avec les chevaux miniatures, c’est le plus long plan, où l’on passe un contrat avec le spectateur en lui disant que c’est très possible que le film, ce soit ça. Pour ce plan, j’ai demandé au monteur de le regarder et de ne pas le couper tant qu’il lui paraissait intéressant. Puis je l’ai fait à mon tour. Résultat : on avait onze secondes seulement de décalage. Et impossible de dire pourquoi : les allées et venues, la dimension plastique, le mouvement des formes… Je me suis fait attaquer à Montréal pour la première, un type m’a dit : « C’est quoi ça ? C’est pas du cinéma, j’ai payé 12 dollars, on m’a dit que c’était bon et j’ai eu un diaporama devant moi. » C’est certain qui si l’on vient chercher des informations et une dénonciation, si l’on n’a aucune sensibilité par rapport à la plasticité, on risque ce genre de déception.
Le spectateur a en effet la responsabilité de prendre en charge le film…
C’est un peu une formule, mais il y a bien l’idée de sortir le spectateur de sa zone de confort. Et beaucoup de gens refusent cette possibilité de jouir d’autant de liberté. Je trouve mon plaisir devant les films de James Benning, je peux dormir quinze minutes puis revenir, et je l’assume. Andy Wahrol, pareil. Face à un film où je suis diverti mais menotté jusqu’à ce qu’on me donne la solution, je ne me sens pas libre.
Et par rapport à une fiction comme Curling, avez-vous connu le même type de réaction ?
Curling, c’est une démarche assez proche vis-à-vis du spectateur : il y a des béances dans la narration, qui sont à combler. C’est comme le jeu de l’élastique, on peut s’amuser à tirer dessus mais il faut prendre garde à ce qu’il ne casse pas. Et parfois on peut se tromper… La fin de Curling, c’est un homme qui se rase la moustache parce qu’il s’est passé plein de choses dans sa vie. C’est un léger tremblement de paysage, mais pour beaucoup de spectateurs, ce n’est pas assez, tu n’as pas fait ton travail. Je viens de finir mon nouveau film, Vic + Flo ont vu un ours, en réaction à Curling, en me disant : « vous en voulez du fun, en voici » ! C’est beaucoup plus frontal, les gens se parlent… Bestiaire, j’appelle ça un film de vengeance sur les critères et les contraintes de l’industrie. Vic + Flo, c’est deux millions de budget, trente personnes dans l’équipe ; il faut négocier avec les acteurs, les techniciens, parce qu’il faut finir à 18h… Après tu as envie de partir avec trois potes en forêt et de faire Bestiaire – avec à la clef un tour du monde des festivals et une distribution ; c’est un petit combat de gagné. Voilà, le métier, pour moi, c’est l’alliage de ces deux énergies un peu schizo…
Votre nouveau film se place davantage dans la fiction ?
Complètement. Je remplis le cahier des charges de la fiction. Le film permet de se dire : j’ai aimé ou je n’ai pas aimé, j’ai été touché ou je n’ai pas été touché, l’actrice est bonne ou non… C’est une aventure narrative conventionnelle. C’est une autre forme de défi, mais vous pouvez deviner entre les lignes que cela m’excite plus de parler d’un film comme Bestiaire, Carcasses ou Les États nordiques. Ce sont des films « sans filet ». Je les appelle même des films « jetables » : si l’on se trompe, cela coûte tellement peu cher qu’on peut les foutre à la poubelle ! Ils sont réalisés sans souci de performance. Je n’ai pas de producteur ou de distributeur à qui plaire, et c’est très agréable. Je peux regarder deux cents fois Carcasses et je ne dompte toujours pas l’objet. Par contre, je ne peux plus m’asseoir pour regarder Curling avec le public : je sais qu’à la trente-huitième minute, l’acteur dit telle phrase, et pour moi il n’y a pas d’enjeu… Ce sont presque des films « morts » : on les tourne, on les présente, et puis voilà… Alors que Carcasses vit toujours… Bestiaire, on peut le montrer plusieurs fois, on n’aura jamais les mêmes réactions. Ce film n’existe pas tant qu’il ne rencontre pas son public.
On retrouve dans Bestiaire une image de Curling avec la fille qui enfile le costume de mascotte… Comment avez-vous dosé la présence des humains dans le film ?
Je devais faire attention parce que les gens qui travaillent au zoo sont très amoureux des animaux. Je ne voulais pas les diaboliser mais je ne désirais pas leur rendre hommage non plus. Je souhaitais les figer dans une relation stoïque avec les animaux. Cela les a parfois gênés parce que je les plaçais dans telle ou telle position, assez raides. Cela aurait été trop facile de les rendre gentils. La séquence avec la hyène est pour moi centrale : d’un côté, on a le système de contention très dur et brutal, et de l’autre, trois filles qui lui font une injection dans la vessie pour traiter une infection… Dans le même plan le beau et le laid cohabitent. On travaillait au jour le jour, on ne savait pas qui on allait rencontrer, donc il n’y avait rien de scénarisé au niveau des humains. Tout a été plutôt accidentel, je n’ai jamais sorti une idée de ma poche… Avec les visiteurs, on aurait pu tomber dans le cynisme et l’ironie. On a entendu des réactions horribles. Dans une scène, une fille disait : « Oh, regarde le petit lynx ! Ça ferait un beau manteau ! » Si on avait utilisé des trucs comme ça, on aurait fait un freak show !
Finalement, vous réussissez à éviter le didactisme dans cette confrontation homme/animal : tout est plus trouble, comme dans ce plan où un couple observe des zèbres et des voitures passer…
J’imagine que plus on renforce l’ambiguïté de chaque plan, plus le film en sort gagnant. Avec mon équipe technique, les intentions étaient assez primitives. Je leur disais : « les mecs, on filme toutes les cages, on n’intellectualise rien du tout, je veux faire un film pour un enfant de cinq ans qui tournerait les pages d’un livre et découvrirait toujours un nouvel animal. » Au final, ce n’est pas du tout un film pour les enfants ! Mais si on avait sur-intellectualisé au moment du tournage, ce serait devenu une sorte de film à thèse. Nous, on fonctionnait de manière très bête, on se disait « allons voir la girafe ! Ensuite, le lion ! » C’est au montage qu’il a fallu trouver une structure, et tous les films devraient être réécrits de cette façon. Quand je fais Curling, je tourne ce que j’ai écrit, et puis je monte ce que j’ai tourné. Aujourd’hui on est tellement pris dans les histoires de budget qu’on est obligé de tourner ce qu’on a écrit. Dans Bestiaire, il n’y a pas du tout de programme. Même quand vous le regardez, j’espère que vous n’avez pas l’impression que tout est verrouillé. Pour que le film fonctionne, il faut un côté aléatoire, hypnotique, mais pas calculé. Plus la structure est lourde, plus cela paraît cérébral. Ce serait un grand plaisir pour moi si ce film parvenait réellement à intéresser un enfant de cinq ans.
Vous avez tenté l’expérience ?
Bestiaire a été montré dans un festival du film pour enfants à Montréal, mais il n’y avait pas beaucoup d’enfants ! Et l’autre jour, ils l’ont passé au zoo de Copenhague… C’était assez étrange. Ils comptaient présenter le film, puis faire une tournée du zoo avec les propriétaires et les gardiens. Je leur ai dit : « mais vous êtes fous ! » Ils pensaient que ce serait une matinée familiale… Je leur ai demandé s’ils avaient vraiment réfléchi ! Ils m’ont répondu : « tu dis que tu as fait un film pour les enfants de cinq ans, eh bien on va te prendre au mot et on va le faire » ! Cela a plus ou moins bien marché, certains enfants ont quitté la projection avec leurs parents… Le zoo au Québec n’était pas très content non plus. Ils ont trouvé le film assez sombre. Ils croyaient que j’avais essayé de les piéger. Un avocat m’a appelé trois fois. Au départ, on avait signé un contrat précisant ce que j’avais le droit de montrer ou non. Par exemple je ne pouvais pas montrer des animaux blessés ou morts, ni « attaquer la mission et l’image du zoo ». Et aussi « pas de scènes désagréables »… J’ai proposé de remplacer le mot désagréable par disgracieux. À la fin, je les ai invités, je leur ai montré le film : ils n’ont pas beaucoup parlé et sont partis. Et puis l’avocat m’appelle, avec un ton très sirupeux : « Monsieur Côté, j’ai regardé votre film… J’essaie de comprendre vos intentions. Vous savez que je dois défendre les intérêts de mon client… Quand vous filmez une file de voitures avec des zèbres, vous tentez de montrer le caractère pathétique du zoo, n’est-ce pas ? » Alors je dis : « Monsieur, je filme ce que j’ai vu. Vous êtes d’accord pour dire que les voitures font la file ? — Oui oui… » Et il continuait de chercher ce qui le dérangeait. À un moment, je lui ai dit : « ça fait trois fois que vous m’appelez, est-ce que vous m’obligez à couper une scène ? — Non, mais quelqu’un va vous appeler, et il y a sans doute une scène qui devra sauter – celle de la mascotte. » J’éclate de rire et je lui demande : « Qu’est-ce qui ne va pas dans cette scène ? — Ça ne passera pas… Vous ne pouvez pas filmer quelqu’un qui met un costume de mascotte. — Pourquoi ? — Monsieur Côté, vous avez déjà vu au cinéma quelqu’un enfiler un costume de Mickey Mouse ? — Non… — Savez-vous pourquoi ? Parce que Mickey Mouse, c’est Mickey Mouse ! — Vous voulez dire que je désacralise l’image de la mascotte de votre zoo ? — Oui, mais une personne qui a travaillé chez Disney va vous appeler et vous expliquer tout cela de façon plus précise… » Finalement, personne ne m’a jamais appelé, et j’ai reçu une lettre qui nous donnait « le feu vert » pour le projet. L’ambiguïté est là : les gens veulent absolument se positionner par rapport au contenu du film, mais tu ne leur tends pas de perche, tu ne dis rien, ça flotte, et je crois que c’est ce qui en fait la richesse…
Les cadrages jouent sur les proportions et disproportions. Comment les mettiez-vous en place ?
Comme on n’a pas fait de repérages en amont, cela se décidait en deux ou trois minutes. Pour filmer telle ou telle cage, tu n’as souvent qu’un choix : il faut monter sur une sorte de mezzanine, se mettre ici ou là… Donc on a essayé de maximiser ces possibilités en fonction de leur puissance esthétique. Il n’y a pas de plan « branché » : je veux d’abord que tout soit bien frontal et géométrique… Parfois on a jeté certains passages quand on voyait que le seul endroit possible pour la caméra ne présentait pas d’intérêt. Est-ce qu’on peut abolir les cages ? Quand on filme le rhinocéros, on est avec lui ou non ? En fait, la caméra passe à travers une clôture, et ça donne l’impression d’être avec lui. On a fait des choix cage par cage, avec une lumière naturelle. Le film travaille avec toutes ces contraintes, et j’aime bien ça ! Je n’ai jamais fait de films dans l’opulence, je n’impose pas mes caprices, je tourne avec les moyens du bord, et je suis assez content des solutions qu’on a pu trouver.
Prenons la scène avec le lama : en posant le cadre, vous imaginiez que cette situation pourrait advenir, avec une entrée de champ aussi parfaite ?
On s’est installé là parce que le soleil tombait, ce n’est pas le plus beau plan au niveau de la lumière. Un type de l’équipe s’est mis à marcher dans le parking à côté. Il excitait le lama, qui a commencé à le suivre en attendant qu’il lui donne à bouffer… Donc il faisait sans cesse des allers-retours, et un deuxième lama est venu à son tour pour voir… C’est très humain comme réaction : « Qu’est-ce que tu regardes ? Mais il n’y a rien ! » Au mixage, on a exagéré les pas dans la neige : c’est du Tati ! On n’a pas d’obligations avec le réel, et cela crée des petits éclats. C’est pareil ensuite avec l’autruche, ou le macaque et sa peluche. Ce sont des bonbons pour le spectateur !
Pour obtenir ces moments-là, vous faisiez à chaque fois de longues prises ?
Pas vraiment. Certains aiment bien se vanter en disant : « j’avais quarante heures de matériel » ! Nous, c’était trois sessions de tournage, huit jours en tout. Et quand on filmait deux minutes avec la girafe bien cadrée, ça suffisait, pas la peine d’y revenir… Un film comme ça ne se joue pas sur la quantité. J’aimerais bien vous impressionner en disant qu’on a passé cinq ans au zoo, mais ce n’est pas le cas ! On tournait en général des plans fixes de quatre à six minutes. On restait là, on se regardait : c’est incroyablement trivial et concret. Nous étions toujours trois ou quatre. Parfois le producteur venait avec nous. Le film n’est pas tourné dans l’indigence, simplement il ne demande pas plus ! Au départ, j’appelle les mecs et je leur dis : « je n’ai pas d’argent, ça vous tente d’aller au zoo ? On va aller le plus loin possible dans le projet, et à la fin je vous donne chacun mille dollars de ma poche. Ça vous va ? » Le Fresnoy s’est présenté, parce que j’étais professeur là-bas : ils nous ont offert le mixage et l’étalonnage. Et le gouvernement du Québec nous a offert une bourse inespérée, donc tout le monde a pu se payer. Au final, ça représente cinquante mille dollars. C’est fou que les jeunes cinéastes ne s’attaquent pas davantage à ce type de projet, ce n’est pas si sorcier ! Ces films-là ne sont pas des miracles ! Je ne comprends pas pourquoi certains réalisateurs attendent six, sept ans avant de réunir les conditions parfaites pour tourner…
Outre les festivals de cinéma documentaire, y a‑t-il eu des projections particulières de Bestiaire ?
Au début, on se demandait si le film serait fait pour un écran de cinéma, on pensait qu’il irait peut-être dans les musées. Et puis finalement, on est quand même resté dans le cadre des festivals de cinéma. Le film a été montré dans trois ou quatre festivals de films environnementaux. Je n’y étais pas, donc je suis assez curieux de savoir comment le film a été accueilli là-bas, mais pourquoi pas ? J’imagine que les associations de défense pour les droits des animaux doivent rester un peu sur leur faim, mais bon… Le film est beaucoup moins radical que ce que je croyais. Il est beaucoup plus chaleureux et accessible que prévu. Souvent un petit monsieur ou une petite dame viennent me dire « Merci, c’est très beau » et moi, ça me suffit ! Ces gens-là se placent sur un terrain naïf, comme moi à l’origine. Ils voient le film comme un « livre d’images » et ça me convient très bien.