Outre les rétrospectives et les hommages dédiés à des cinéastes et personnalités reconnus (David Lean, Mahamet-Saleh Haroun, Buster Keaton, Jean-Claude Carrière, etc.), le festival de La Rochelle présentait cette année l’œuvre de deux réalisateurs dont les films sont quasiment inconnus en France : Denis Côté et Erik Løchen. Deux découvertes essentielles.
Denis Côté ou le cinéma de la juxtaposition
Le nom du Québécois Denis Côté jouissait déjà d’une petite notoriété dans les milieux cinéphiles, ses films étant programmés régulièrement dans les festivals ces dernières années. On se souvient en particulier de sa présence à la Quinzaine des Réalisateurs en 2009 avec Carcasses et de ses prix à Locarno avec Les États nordiques (2005), Elle veut le chaos (2008) et Curling (dont Critikat avait rendu compte l’année dernière). Mais si son nom n’était pas totalement inconnu, son œuvre restait – pour la plupart des amateurs qui avaient eu la chance de voir un de ses films – relativement inaccessible. Le festival de La Rochelle a initié la réparation de cette injustice en programmant l’intégralité des cinq longs métrages de Denis Côté (qui est aussi le réalisateur prolifique de 14 courts et moyens métrages à ce jour). On espère maintenant que la distribution française de son dernier film (Curling), à l’automne, permettra à des éditeurs DVD de faire connaitre son œuvre plus largement de ce côté-ci de l’Atlantique. Car l’enseignement principal de la rétrospective de La Rochelle est qu’il est important d’aborder le travail de Denis Côté comme un tout, ses films réussissant le tour de force paradoxal d’être hantés par les mêmes motifs tout en étant extrêmement différents les uns des autres.
Denis Côté propose un cinéma relativement ardu mais d’une singularité remarquable dans le cinéma contemporain, dont la spécificité pourrait bien être la figure de la juxtaposition. Le terme de juxtaposition est à démarquer de celui d’hybridation, car il n’y a point de démarche de fusion ou de syncrétisme chez le réalisateur québécois, mais de simples phénomènes de coexistence. Grand cinéphile (il se définit lui-même comme un « rat de cinémathèque »), Côté ne se satisfait pas de formes filmiques classiques. Ainsi, Carcasses commence comme un documentaire ordinaire, évoquant La Vie moderne de Depardon, où le cinéaste s’efface devant son personnage – ici le propriétaire déjanté d’un cimetière de voitures, Jean-Paul Colmor – pour mettre en valeur sa trogne et son mode d’expression pittoresque. Puis, sans crier gare, le film se mue en une fiction surréaliste fortement emprunte d’une atmosphère de films d’horreur. Le tout est souligné d’une musique classique totalement décalée, qui évoque davantage une comédie de Noël en noir et blanc qu’un film semi-expérimental des années 2000. Son premier long, Les États nordiques, suivait lui aussi un chemin chaotique entre les catégories habituellement établies, sa trame fictionnelle laissant progressivement de plus en plus de place à des motifs documentaires à propos d’une communauté ouvrière isolée en pleine nature. Dans Nos vies privées (2007), qui préfigurait déjà la structure de Carcasses, un film de monstre prenait le relais d’une fiction classique sur un couple, le tournage étant de surcroît effectué en bulgare. Elle veut le chaos (son premier film ayant bénéficié d’une production professionnelle, tourné en noir et blanc) est un pot-pourri de motifs de cinéma de genre sans liant, un peu à la manière de FJ Ossang, à l’exception près que Côté semble puiser principalement ses références dans le cinéma, alors qu’Ossang convoque aussi des imaginaires qui ne sont pas issus du 7e art. Le film, très opaque et totalement dénué de sens, est encore plus radical que ceux de son alter-ego français qui « adoucit » son œuvre en y travaillant une matière onirique et symbolique qui est quasiment absente d’Elle veut le chaos. Curling, son dernier film en date, est charpenté par une trame narrative relativement classique, mais continue à être perforé par quelques éléments arbitraires et indépendants du récit principal : un tigre errant, une tâche de sang, un cadavre… Au-delà de la juxtaposition des formes (selon deux grandes lignes de partage, la première entre le documentaire et la fiction, la seconde entre film de genre et film d’auteur dans ce qu’ils ont presque de plus caricatural), Denis Côté fait également coexister au sein de ses films des thèmes dont les rapports sont loin d’être évidents : Les États nordiques, qui commence par une courte séquence de catch totalement autonome du reste du film, aborde ainsi la question de l’euthanasie en parallèle de la description documentaire de la petite communauté isolée de Radisson ; Nos vies privées travaille autour de la rencontre par internet – habituellement urbaine – mais la transpose en pleine nature tout en se fardant de touches plus ou moins fantastiques mêlant pulsions et animalité ; Carcasses met en rapport marginalité assumée et handicap mental ; Curling suit la relation entre un père protecteur et sa fille, sur fond de bowling et de curling.
Les grilles de lectures « classiques » devenant rapidement caduques, l’interprétation des films de Côté est d’autant plus intéressante (ou problématique) que son rapport avec ses « sujets » transparait comme étant très simple et relativement littéral. Il s’agit plus pour lui (comme il le confie lui-même) de se laisser guider par une simple curiosité que de travailler et livrer un point de vue sur un sujet. Si le sujet n’apparait pas comme une motivation essentielle du film, quel doit être le rôle à lui réserver lors de l’analyse ? Si les différents éléments des films sont simplement juxtaposés, sans interaction apparente entre eux à l’écran, sans que l’un ne serve de ressort fictionnel ou d’écho à l’autre, comment appréhender ces films ? Au-delà de leur caractère original, quelle est la pertinence de ces juxtapositions ? Faut-il leur chercher un sens, mettre à jour des correspondances souterraines, ou les considérer comme de simples expériences de cinéma inédites ? Faut-il par exemple voir dans Les États nordiques un parallèle signifiant entre la volonté des habitants de Radisson de garder leur ville artificiellement en vie et l’acte libérateur d’euthanasie qui ouvre le film ? Ou s’agit-il de la simple occurrence d’un hasard facilité par l’attrait de Côté pour le déclin des choses, lui qui s’attache constamment à faire durer ce qui doit être fini (les carcasses de voitures, le couple brisé après la fête foraine dans Nos vies privées, le cinéma de genre à l’état pur dans Elle veut le chaos, la relation d’autorité parent-enfant dans Curling, la vie sauvage dans son nouveau projet où il filme des animaux dans un zoo…) ? Faut-il déceler dans la seconde partie de Carcasses des fantasmes que pourrait développer l’imaginaire collectif à propos de Colmor et de son cimetière de voiture (un cadavre enterré, un homme qui protège son territoire à la hache), et la réponse de Côté (Non, Colmor n’assassine personne à la hache. Non, Colmor n’abuse pas les faibles. Oui, Colmor aide les autres) ; ou la simple appétence du réalisateur pour le cinéma de genre et les formes originales ? Si certaines de ces associations finissent par paraître judicieuses et frisent même le coup de génie (les deux parties de Carcasses qui livrent un portrait complet de Colmor, l’un quotidien et réaliste, l’autre sous forme de légende), d’autres ont beaucoup moins de portée (que penser par exemple – toujours dans Carcasses – des synchronismes entre la marginalité assumée de Colmor et la marginalité contrainte des trisomiques, et du fait que le cimetière de voiture deviennent la sépulture du jeune handicapé ?). Mais quelles que soient les réponses à toutes ces questions, il est à peu près clair que la valeur du cinéma de Côté réside dans la zone d’incertitude générée par les effets de juxtaposition.
Il semble également nécessaire de dire un mot sur l’étonnante variété du cinéma de Côté, qui ne semble pas aimer la redite et qui avec chaque film explore de nouveaux territoires (au sens propre comme au figuré). Si ses films à micro-budget (Les États nordiques, Nos vies privées et Carcasses) « faits entre amis » sont plus volontiers théoriques, Curling pourrait presque être pris pour une production Sundance « haut-du-panier », bien que quelques éléments viennent rappeler son appartenance au cheptel « côtésien ». Un tel attrait pour l’expérimentation constante génère forcément quelques irrégularités – nous poserons pour notre part un bémol sur Elle veut le chaos et l’équipe de Critikat ayant couvert Paris Cinéma est plus que réservée|éditorial du 12 juillet 2011 : retours sur le festival Paris Cinéma sur Curling – mais permet à intervalles réguliers la découverte de nouveaux horizons cinématographiques, comme dans Carcasses ou Les États nordiques.
Au-delà de ces considérations théoriques, il est certain que Côté œuvre en dehors de la zone de confort des spectateurs, et, s’ils sont tout de suite très intrigants, ses films ne provoquent pas une adhésion immédiate et sans réserve, mais plutôt une lent processus d’adaptation de plus en plus addictif, ce qui est souvent le signe distinctif des œuvres qui comptent.
Erik Løchen, maître injustement méconnu des nouvelles vagues
L’autre grande découverte du festival aura été le Norvégien Erik Løchen, auteur de seulement deux longs-métrages au cours de sa carrière. La Chasse (1959), est un superbe classique plus ambitieux et plus accompli que ses pendants français de l’époque (on pense aux expérimentations de Resnais, Godard et bien entendu au Jules et Jim de Truffaut de 1962 qui reproduit le triangle amoureux de La Chasse, où deux amis se disputent la même femme). Avec une mise en scène nette et précise, Løchen introduit de nombreux niveaux de narrations dans un huis-clos filmé dans une nature immense et glaciale. S’y superposent une construction en flash-back et un narrateur qui dialogue avec les trois protagonistes de l’histoire pour recueillir des commentaires sur leurs propres péripéties, préfigurant ainsi de presque 40 ans les bonus de DVD mais également les émissions de télé-réalité. L’analyse introspective des personnages se double d’un échange avec les spectateurs du film qui interviennent directement dans l’histoire pour réclamer des éclaircissements sur l’intrigue. Le narrateur se fait également à plusieurs reprises le porte-parole des spectateurs et tente de maintenir le film dans un schéma explicatif. Le twist final – où l’on apprend qu’une partie du film ne pourrait être qu’un rêve – ouvre encore des dimensions supplémentaires, nous faisant entrer dans l’inconscient du personnage féminin qui restait relativement opaque jusque-là. Ce rêve conjugue un élan théorique (l’envie d’un cinéma différent) et une exploration de la psychologie du personnage (la peur d’assumer ses sentiments, la peur de tout perdre au moment où elle va pouvoir choisir l’homme de sa vie). Amour et Cinéma, Cinéma et Amour, Løchen ne pouvait trouver de terrains plus fertiles pour construire son chef‑d’œuvre.
Si La Chasse est la grande réussite de Løchen, son deuxième film, Motforestilling (1972), est son manifeste pour un cinéma différent. Film patchwork sur le cinéma, Motforestilling suit l’équipe d’un film et alterne des séquences illustrant chacune à sa manière un point de vue sur ce que devrait être le cinéma. L’on assiste ainsi à une interview du réalisateur, au tournage, à une journée de repos, mais aussi à des séquences potentielles du film (le réalisateur demande à l’acteur de quelle manière il souhaite mourir, et celui-ci s’imagine les différentes possibilités), ou à l’implication de l’équipe dans le vol d’archives du gouvernement, accusé de ficher les citoyens. Løchen veut proposer un cinéma inventif, surprenant, qui casse les habitudes. Il s’interroge : quelles sont les responsabilités respectives du cinéaste et des spectateurs ? Ne doivent-elles pas être partagées ? Questions d’autant plus pertinentes que Løchen est conscient des forces de son médium pour créer tensions et suspens (cf. les scènes de traques), pour raviver ou enrichir des expériences personnelles (cf. la scène où l’acteur soldat raconte avoir assisté à l’arrestation de son père pendant la guerre) ou pour aiguiller le spectateur selon ses propres désirs (cf. l’hilarant dialogue entre le réalisateur et la journaliste : le réalisateur fait remarquer que selon lui le spectateur doit avoir un rôle actif et interpréter ce qu’il voit. C’est à lui d’imaginer qui est cet homme en complet noir que la caméra s’attache à suivre dans la séquence de son film qu’il montre à la journaliste. Rentre-t-il chez lui, va-t-il à une réunion ou au carnaval ? Lorsqu’il semble clair que l’homme passe d’une voiture à l’autre une mallette à la main pour s’assurer qu’il n’est pas suivi, la journaliste s’exclame : « ce qui est sûr c’est qu’il ne va pas au carnaval ! » Contre-pied immédiat de Løchen qui affuble l’homme d’un masque vénitien dans la seconde qui suit). Mais Løchen veut utiliser la puissance du cinéma à bon escient et se demande si celui-ci doit être au service d’une réflexion politique. Une intrigante petite séquence montre des étudiants réaliser un sondage pour déterminer le lien entre foi en dieu et croyance en l’OTAN. Conclusion de l’étude : ceux qui croient en dieu croient en l’OTAN. Tout n’est donc qu’une question de croyance, infère Løchen, enseignement qui semble autant s’appliquer à la politique qu’au cinéma. Dans la formidable dernière séquence du film, l’acteur sauve sa peau et échappe à son scénario en s’enfuyant en pleine montagne. Le film passe alors du noir et blanc à la couleur dans un lyrisme très seventies, relevant que c’est lorsque le cinéma sort du carcan de ses habitudes que l’on peut atteindre des sommets. Il faut néanmoins noter qu’au-delà du point de vue passionnant de Løchen, Motforestilling est un peu daté (particulièrement dans son discours politique) et parfois inégal – l’équilibre entre ses différentes séquences n’étant pas toujours bien dosé (certaines scènes sont foisonnantes alors que de longues parties du film sont consacrées à une même idée). Mais si l’œuvre n’est pas exempte de défauts, le geste du cinéaste y est magnifique.