Quelques semaines après le splendide Tokyo Sonata de Kiyoshi Kurosawa, l’occasion de pénétrer de nouveau le cœur de la cellule familiale japonaise nous est offerte par l’un des plus talentueux cinéastes de l’île, Hirokazu Kore-eda. Still Walking se rapporte cependant moins à la noirceur tranchante de son prédécesseur qu’au classicisme des grands maîtres – pour faire vite, Ozu et Naruse – qui firent la gloire d’un genre, à savoir la chronique sociale au quotidien. Loin d’entraîner ses personnages sur la piste d’un romanesque débridé, à l’instar de Kurosawa, Kore-eda s’en tient à la pure linéarité d’une chronologie resserrée sur près de vingt-quatre heures et trouve, dans la sereine succession de ce que la vie a de plus banal – et donc dans ce qu’elle rassemble de plus « commun », que nous reconnaissons et partageons tous – matière à révéler leur singularité et leurs fêlures. C’est que Still Walking ne traite pas tant d’un effondrement que d’une continuité malgré tout. Qu’est-ce donc que la famille, sinon cet étrange noyau qui donne la vie et s’accapare toutes les morts ?
Les films sur la famille sont souvent difficiles à raconter : ils n’invitent la plupart du temps qu’à décrire l’arbre généalogique qui les soutient. Ainsi, on échappe à ce qui fait tout leur sel : l’agitation commune, le fourmillement de toutes ses feuilles (ses membres) sous l’impulsion d’un même vent (une crise ou une célébration occasionnant leur réunion). Dans Still Walking, le motif des retrouvailles annuelles est donné par la commémoration d’un décès, celui du fils d’un ancien médecin de quartier retraité, chef de famille susceptible et grognon. La vie qu’il partage avec sa femme est, depuis, entièrement vouée au souvenir de Junpei, ce cher disparu, seul habilité en qualité d’aîné à reprendre l’officine paternelle, et dont le ressassement confine chez l’une à l’obsession et chez l’autre à l’amertume. Ils reçoivent donc chaque année, chez eux à Yokohama, dans une maison coincée entre la plage où leur fils s’est jeté à l’eau et le cimetière où il est enterré, leurs deux autres enfants, toujours vivants et donc, en cela, imparfaits, toujours décevants. Ils viennent tous deux accompagnés de leurs petites familles respectives : Chinami, mère de deux enfants, mariée à un commercial inconsistant, briguant la maison parentale, et Ryôta, personnage central sans emploi, tardivement marié à une veuve déjà mère.
La suite n’a pas besoin d’être décrite : elle procède d’un patrimoine commun à toutes les familles du monde – ainsi que d’une longue tradition du récit japonais. Il ne s’agit plus, dès lors, que d’éprouver la solidité du radeau tout en continuant d’y voguer, inventer la continuité de la petite cellule en la faisant avancer : autour des repas, des discussions, des marches, des prières. La réunion de famille est toujours ce lieu où l’on s’embrasse en même temps que l’on s’épie, où l’on cherche dans le regard de l’autre la justification de sa propre présence ici. Qu’est-ce qui tient le coup, qu’est-ce qui s’ébrèche, quels sont les critères d’une légitime appartenance ? L’année passée, en France, Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin et L’Heure d’été d’Olivier Assayas marchaient sur le même sol. La famille, tant qu’elle perdure, est ce milieu où les places sont attribuées pour toujours, dès la naissance et ce jusqu’à la mort, où les rôles sont endossés, immuables, sans qu’il nous soit donné d’en changer. C’est bien là son double caractère : à la fois réconfortante et fondamentalement angoissante, pour sa force de conservation nécessaire (les repères) qui tourne vite à la glaciation, au « figé » – au cliché, pourrait-on dire. La famille, cette structure rigide posée sur des individus changeants, ne se réunit que pour donner à ses membres le spectacle d’une permanence toute fictive, qui ne correspond qu’à ses modèles de légende. Car toute famille, pour asseoir ses fondements, dispose d’une mythologie domestique propre, qu’elle réside en un passé glorieux ou dans la figure d’un ancêtre charismatique.
Le film, avec cet alliage d’économie et de rigueur qui caractérise tout l’art japonais, aborde avec une grande pertinence le « statut extraordinairement funéraire » de la famille. Dans celle de Still Walking, il n’est pas une discussion qui ne mène au souvenir du défunt, il n’est pas un acte de la vie quotidienne accompli sans y trouver l’occasion de lui rendre hommage, il n’est pas une pièce traversée qui ne débouche sur le petit autel votif où trône sa photographie. La mort se tient au centre de l’organisation familiale et s’en révèle comme le plus solide ciment. La grand-mère pousse la dévotion jusqu’à présenter les signes avant-coureurs d’une folie douce, un fanatisme obsessionnel. Le soir où un papillon s’introduit dans la maison et se pose sur la photo de Junpei, elle l’identifie immédiatement comme une réincarnation de son fils et tente maladroitement de l’attraper, sous le regard gêné des invités. Il y a de son côté un excès, un débordement : ses mains travaillent à la vie de la communauté, en cuisinant constamment – ses enfants repartiront gavés – mais son esprit est déjà passé de l’autre côté, dans le territoire des morts, un premier pas franchi comme pour y préparer sa couche aux côtés du disparu. Qu’est-ce qu’une lignée, sinon une écrasante collection de morts ? Toute famille se bâtit sur un tas de fantômes, sur un charnier qui sert de ferment à toute son existence et exhale les modèles auxquels les vivants devront se conformer. C’est pourquoi toute réunion de famille prend la forme d’un rituel, d’une cérémonie : chacune des paroles qui s’y libèrent est une invocation, une prière adressée aux absents. Les morts nous regardent. En faisant de la maison familiale une sorte de caveau à ciel ouvert, une chapelle avec son train paisible, sa sérénité et ses quelques frissonnements lugubres, Kore-eda s’avère d’une grande justesse.
Les morts, de leur retraite, nous renvoient une image idéale, fixée dans le temps et à laquelle se mesure la réussite des vivants. Si une famille est, pour quelques vivants, une collection de morts, alors elle est aussi une collection d’images, une galerie de portraits emprunts de dignité et dont l’alignement trace une voie, un destin, une marche à suivre. La figure d’autorité est ici détenue par le grand-père grincheux et tient à ce noble métier de médecin qu’il exerça toute sa vie. Voilà le précédent qui pèse sur tous ses enfants et leur dicte un modèle de réussite : une activité respectable, scientifique et philanthrope, qui lui permit de les entretenir tous. Évidemment, en comparaison de cette gloire familiale, les positions sociales de Ryôta et de Chinami font pâle figure (au moins, le mari de cette dernière gagne sa vie). C’est la légende sur laquelle se fonde une famille, sans que personne ne soit dupe de son caractère fictionnel : tout le monde sait bien que le père, l’ancien médecin, n’a pas seulement cessé son activité à cause de ses problèmes de santé, mais aussi suite à la rude concurrence des hôpitaux privés qui lui ont petit à petit retiré sa clientèle. Appartenir à une famille consiste donc à accepter d’être sans cesse comparé à sa légende, à mesurer sa propre conformité à ses modèles exemplaires ; pour cette raison, chaque nouvelle réunion annonce un bilan : où en sommes-nous de nos succès et de nos échecs, de nos hontes et de nos fiertés ?
Enfin, la famille – ce nid d’homogénéité – est, à chaque génération, confrontée à sa plus dure épreuve, celle de l’hétérogénéité : pour perdurer, il lui est nécessaire de ramener de l’extérieur des hommes, des femmes qui ne lui appartiennent pas, afin de marier ses enfants. Là aussi, il s’agit d’un rite de passage : il faut, pour Yukari (la femme de Ryôta) et son fils, se fondre au train de la maison et tenter d’assouplir une hétérogénéité maximale – elle est veuve, son enfant n’est pas celui de Ryôta. En dépit de sa conduite irréprochable et de sa grande politesse, Yukari n’y parvient pas complètement. La famille garde toujours une rancune, une haine secrète pour ce qui draine avec soi un trop prégnant indice de l’extérieur. Et – c’est étonnant – la mère de tous, celle qui trône en haut de la pyramide, est souvent la source de cette cruauté envers ce qui se glisse inopinément à l’intérieur de la famille et en interrompt le cours. Elle se charge des rejets – comme on le dit d’un greffe – et assume une part de cette haine nécessaire à apaiser les souffrances et maintenir le bateau à flot. Ainsi, chaque année, elle fait venir le misérable rescapé, l’enfant pour qui Junpei a donné sa vie afin de le sauver de la noyade, devenu obèse, malhabile et suant toute l’eau de son corps comme s’il devait rendre à la famille goutte pour goutte l’océan qui engloutit son bienfaiteur. Chaque année, Toshiko, la mère de Junpei, le fait venir pour se repaître de son humiliation. C’est à ce prix qu’on garde les morts près de soi, en conservant la vacance de leur place. Par cette cruauté, Toshiko rejoint les mères-ogresses des récents Sad Vacation de Shinji Aoyama et Un conte de Noël d’Arnaud Desplechin.