L’ultime film d’Alfred Hitchcock est assez injustement considéré comme mineur dans la longue filmographie du cinéaste. Déconcertant car très détaché de son histoire et frôlant un humour bon enfant, Complot de famille n’en reste pas moins passionnant tant il démontre la rigueur et l’éloquence de la mise en scène hitchcockienne. Un grand film à l’intarissable richesse thématique bien plus complexe qu’il n’y paraît.
Les premiers films des grands cinéastes recèlent souvent la gestation d’une thématique, d’un style et d’une esthétique. Les derniers films (dans le cas des cinéastes en fin de carrière) tiennent logiquement plus de la finalité d’une œuvre qui ne tend pas à se résumer mais à se délester de toute surcharge inutile. C’est en ce sens qu’on peut qualifier les derniers films de « testamentaires » : on y voit l’héritage d’un artiste qui dévoile la pureté de son talent, dégagé de tout artifice, orienté vers la forme la plus minimale, et donc lisible, de son art. Par exemple, pour son dernier film La Comtesse de Hong Kong, Chaplin supprime le clown (lui-même) et la satire politico-sociale pour ne laisser que la mécanique qui les mettait en marche révélant ainsi la richesse de sa mise en scène qui n’est plus éclipsée par la performance de Charlot.
L’histoire est ici prétexte à la mise en abyme des grandes thématiques hitchcockiennes : faux-semblant et dualité. Cette vague intrigue policière, qui se décompose comme un cadavre exquis, développe le parallélisme entre deux couples opposés en une symétrie centrale dont le point de convergence serait le diamant dérobé au début du film. Dans le premier binôme, c’est la femme qui domine, dans le second, c’est l’homme. D’un côté nous avons deux escrocs à la petite semaine, arnaqueurs sympathiques, composés d’une (fausse) voyante et de son petit ami chauffeur de taxi. De l’autre, deux criminels notoires, plus en recherche de sensations fortes qu’appâtés par l’argent, formés d’un pervers qui dissimule ses activités en tenant une bijouterie et de son amante. Et entre tous ces personnages, un jeu de chassé-croisé où les uns enquêtent sur les autres sans jamais vraiment savoir qui est qui.
La narration s’affranchit de toute cohérence dramatique, délaissant ainsi le récit pour ne plus s’attarder que sur son procédé d’articulation. La scène où la maîtresse du bijoutier lui rend visite dans sa boutique, où leur liaison est restée secrète (sans raison apparente, si ce n’est par pur jeu, présume-t-on), et se fait passer pour une cliente, paraît scénaristiquement peu utile, mais son dispositif, génial de simplicité, met en évidence la thématique. Le cadre les saisit chacun de profil lorsqu’ils interprètent leurs rôles respectifs. Dès qu’ils parlent à voix basses et cessent de jouer la comédie, ils sont soudainement filmés de face, la caméra s’introduisant à l’intérieur de leur univers en champ-contrechamp à 180°, révélant alors frontalement leurs vrais visages. Se retrouvant les yeux dans les yeux avec le spectateur, les personnages ne peuvent plus se dissimuler : le découpage désamorce toute mascarade et dissipe tout faux-semblant.
Habituellement pointilleux sur la moindre virgule du dialogue, Hitchcock autorise ici les acteurs à improviser quelques répliques, et s’attarde sur des faits en apparence aussi anodins que les scènes de ménages, notamment celles qui porte sur l’imposant appétit sexuel de la voyante, que le petit ami rechigne à satisfaire. Il laisse l’histoire glisser entre les errements des protagonistes, s’écoulant naturellement tout au long du film sans que la réalisation en alimente le courant, flottant sur elle en suivant son rythme de croisière. Il dévoile ainsi le procédé limpide de la mise en scène, qui ne fonctionne que sur le principe du point de vue. Lorsque le chauffeur suit la veuve du pompiste dans un cimetière étrangement désert (en hommes et en tombes), un plan d’ensemble, en plongée, exhibe les sentiers dépouillés qu’ils empruntent, permettant d’observer leurs parcours et de constater l’impasse dans laquelle s’engage la veuve et d’où elle ne pourra s’échapper. La position de la caméra octroie au spectateur un œil divin grâce auquel il anticipe et perçoit la situation des personnages.
La particularité de Complot de famille, qui expliquerait pourquoi certains le considèrent comme un film mineur, c’est qu’en n’impliquant pas le spectateur dans les enjeux scénaristiques, Hitchcock le prive de ce qui fût le grand atout commercial de ses films : le suspense. Sa méthode consistait à créer une tension à l’écran en annonçant un danger imminent que le héros ne peut percevoir et en en retardant à loisir les effets. Mais l’excès d’information leurre plus le public qu’il ne le renseigne vraiment (la silhouette de la mère avec le couteau dans Psychose), l’induisant en erreur pour mieux le surprendre par la suite. Cette figure a été beaucoup reprise, notamment dans le cinéma d’horreur qui prolonge de ce fait le travail d’Hitchcock en lui donnant son envers. Halloween (John Carpenter) commence là où Psychose s’arrête, nous présentant d’emblée l’identité du tueur sous le déguisement et basculant directement au cœur de l’horreur, là où Hitchcock le circonscrivait de l’extérieur. Complot de famille utilise le suspense mais ici la distanciation avec le support dramatique, empêchant la pleine identification avec les personnages, le fait tourner à vide afin d’en admirer plus objectivement les rouages. Les secrets de fabrication du cinéaste nous sont ainsi révélés, et le clin d’œil (geste significatif) qui conclut le film (et sa carrière) indique que nous avons été ses complices involontaires, manipulés pour notre plus grand plaisir.