Le titre, à lui seul, se charge d’une passion nostalgique, évocation d’un passé idéalisé et quasi féerique. Pourtant John Ford est nuancé dans son traitement, même si en apparences, l’émotion mélodramatique de sa mise en scène semble exacerbée.
Lutte familiale
Qu’elle était verte ma vallée est en quelques sortes un retour aux sources du cinéaste, lui qui est de famille irlandaise. Le récit se déroule en Grande-Bretagne, au Pays de Galles, et décrit le quotidien d’un village minier avant la crise de l’industrie entre la fin XIXe et le début du XXe siècle, en s’attardant particulièrement sur le destin de la famille Morgan. Un an après Les Raisins de la colère, John Ford délaissait une nouvelle fois les grands espaces de la Monument Valley et ses conquêtes légendaires pour évoquer des luttes sociales contre l’exploitation capitaliste.
Une évocation en surface uniquement, puisque l’intérêt premier est avant tout de rendre hommage aux liens familiaux et d’observer ses rapports complexes de domination, respect, amour et tradition. La famille Morgan, organisée selon un schéma patriarcal traditionnel, est vue sous le regard attendri du jeune fils Huw. Cet attendrissement, qui relativise les conflits mais nuance également les instants de bonheur, permet au film de ne pas être trop idyllique dans son évocation du passé, qui ressemble bien plus à une mémoire d’enfance romancée qu’à une reconstitution historique. Il y a une scène marquante où, après une rude dispute familiale, tout le monde quitte la table, sauf Huw, qui, innocemment et presque indifféremment, continue tranquillement à dîner, pour prouver à son père tout l’amour et le respect qu’il lui porte.
C’est que le film tient plus au conte et aux récits bibliques qu’au pamphlet social, même si Ford charge (en partie) deux institutions, l’église et l’école, qu’il dépeint comme malades et inadaptées pour les sociétés modernes. Au travers de deux personnages secondaires, le diacre et l’instituteur, que l’on voit à peine, Ford noircit son tableau vert paradisiaque, déjà souillé partiellement par la fumée noire des usines minières, présente à l’arrière plan de presque toutes les prises extérieures, telle une ombre menaçante.
Allégorie biblique
Reconstitué en studio, le village propose une géométrie et une architecture bien réfléchie, qui empile, ou du moins échelonne les habitats autour d’une même spirale (une rue centrale en escalier), donnant vers le point culminant, l’usine, source économique qui nourrit cette vallée comme une rivière. L’effet visuel est saisissant, puisque au début du film, une marée de travailleurs descend gaiement au village, avant que petit à petit, au fur et à mesure des séquences, la masse s’amenuise. Cela en dit long, mieux que n’importe quel discours, sur les retombées économiques de la crise.
Pourtant, John Ford ne laisse pas son récit se faire emporter par la crue sociale, et semble arracher du mouvement de foule sa caméra, qui se déporte, dans certaines séquences, vers l’arrière plan, quittant les travailleurs pour se focaliser sur la famille. Comme dans la Prisonnière du désert (mais pour un procédé narratif inverse, la porte du premier plan de la Prisonnière… symbolisant la frontière donnant sur le grand Ouest d’où vient le cowboy solitaire interprété par John Wayne), Ford introduit ses personnages principaux par l’entrebâillement des portes et des fenêtres, comme pour pénétrer dans leur intimité. La famille Morgan, prise entre tourments et progrès, est portée par l’amour du personnage de la mère, étonnant de force et de caractère, prouvant que Ford, sans être féministe, savait aussi donner la part belle aux femmes. À ce sujet, Truffaut écrira en 1974 : « J’ai pendant longtemps trouvé que la vision de John Ford sur les femmes était trop dix-neuvième siècle. Puis devenu metteur en scène, je me suis rendu compte que, grâce à John Ford, une splendide actrice comme Maureen O’Hara a pu jouer quelques-uns des meilleurs rôles de femme du cinéma américain entre 1941 et 1957. »
Et même si Ford charge le diacre radical et l’instituteur brutal, le récit place tout de même des espoirs dans ce que ces institutions peuvent apporter : Huw empoche son diplôme scolaire à la grande fierté de son père, et le pasteur, M. Gruffyd, semble incarner une mission prophétique quasi christique et messianique. Venu offrir la vérité, selon ses propres mots, répandre la bonne parole et aider les hommes, il décide de partir à la fin du film, puisqu’il est rejeté par l’opinion publique et les ravages terribles des rumeurs, les habitants du village ayant laissé courir le bruit d’une aventure entre lui et Angharad, la fille des Morgan (interprétée par Maureen O’Hara). Mais son parcours jusqu’à là fut particulièrement évangélique. Une scène représentative va en ce sens, presque sans nuances, où Gruffyd, dans un jardin de fleurs aux reflets paradisiaques, aide Huw, victime d’un accident, à marcher à nouveau, lui ordonnant « lève-toi et marche », tel l’épisode du miracle de Lazare.
Il n’en fallait alors pas plus, pour donner au film cette atmosphère sur le fil, entre comédie quasi burlesque (l’autorité parentale parfois tournée en dérision, dans la gestuelle sur-jouée des comédiens), nostalgie romantique, épisodes tragiques et lutte socialiste. Quand les fils Morgan, mécontents de leur situation professionnelle, osent parler à table et rompre le silence imposé par le père, pour annoncer leur soutient et leur adhésion au groupe syndicaliste, Ford parvient, en rompant un schéma patriarcal simple, à déployer toute la puissance et l’impact d’un tel mouvement politique, et son bouleversement dans l’ordre établi.
Le père n’était pourtant pas un capitaliste véreux et malhonnête. Il aspirait simplement à une vie tranquille, engluée dans les traditions arrêtées et dans le respect de l’ordre (c’est pour cela d’ailleurs qu’il accepte que sa fille épouse le fils du riche propriétaire de l’usine). C’est là tout le courage de Ford, qui raconte le passage à l’âge adulte, peut être le sien, peut être celui d’une nation toute entière, et qui passe nécessairement par la mise en cause de la figure de l’autorité. Il n’hésite pas à nuancer sa peinture nostalgique pour un combat dont l’importance dépasse le destin et la tranquillité individuelle d’une famille isolée. Alors que Tom Joad, le personnage de Henry Fonda dans les Raisins de la colère, a mis en péril la cohésion de sa famille et quitté le groupe au nom d’une cause syndicaliste, les fils Morgan, eux aussi, quittent le cocon pour revendiquer leurs droits et se battre pour le bien de la communauté. C’est ce même mouvement héroïque pour une cause supérieur, pour le bien de la population, qui traverse ces deux films, et une grande partie de l’œuvre du cinéaste.