Découvert l’été dernier au 68ème Festival de Locarno puis à l’automne au 6ème Festival International de La Roche-sur-Yon, le Dom Juan & Sganarelle de Vincent Macaigne est enfin diffusé sur ARTE jeudi 5 mai à 22h50, soit plus de deux ans et demi après son tournage. Nous avons voulu revenir sur cette commande de la Comédie Française et d’ARTE alors que l’acteur-réalisateur était au Festival IndieLisboa pour accompagner une première rétrospective de son travail (outre ses deux films en tant que réalisateur, il y présentait notamment Tonnerre de Guillaume Brac ou 2 automnes, 3 hivers de Sébastien Betbeder).
Alors que nous réalisons cet entretien, le Théâtre de l’Odéon et la Comédie Française sont occupés par les intermittents…
…ben oui, c’est normal ! Il y a un vrai problème : les richesses ne peuvent pas être données comme ça… mais je crois que la vraie question est de savoir qui représente les gens. On a créé des subventions dans la culture pour faire de grandes choses, pas pour faire des choses moyennes… Elles ont été inventées pour que Maria Casarès soit vue partout en province, c’était ça la grande idée de Malraux ! Le théâtre public doit prendre des risques ! S’il n’y en a pas, c’est qu’il y a un problème de programmation. On ne leur donne pas de l’argent pour faire la même chose que dans les théâtres privés… Pour revenir à l’occupation de ces lieux, les théâtres sont historiquement des lieux de réunions. Il y a une scène avec des personnes qui parlent et des personnes qui écoutent… faire du théâtre, c’est déjà politique parce que c’est une prise de parole ! S’il y a un problème politique, ces lieux sont fait pour en discuter. Il n’y a rien à redire là-dessus ! Puis aujourd’hui on essaye de nous désunir.. c’est pour cela que c’est normal ce qui se passe place de la République en ce moment ! C’est normal que des gens se retrouvent quelque part pour penser ensemble, on n’en a tellement plus l’occasion !
Comment en êtes-vous arrivé à réaliser ce Dom Juan & Sganarelle ?
C’est Gilles Sandoz qui produisait au début et qui m’a appelé… Il s’agissait à la base d’une commande de la Comédie Française puis d’ARTE. Il y avait des contraintes : il fallait adapter pour ARTE une pièce du répertoire de la Comédie Française en reprenant les acteurs qui la jouaient à cette période. On pouvait couper ou déplacer le texte mais on ne pouvait rien réécrire. Le tournage ne devait aussi pas excéder 13 jours et le film devait durer 1h40. Il s’agissait tout de même de grosses contraintes parce que la pièce dure 3 heures à la lecture. J’ai donc dû trouver des solutions formelles pour réussir à tracer une ligne qui se tient.
Est-ce que ces contraintes ne vous ont pas effrayé dans un premier temps ?
Non, c’est l’inverse. J’avais fait mon court métrage Ce qui restera de nous vraiment tout seul… Il y avait un mec au son mais j’étais seul à la caméra et j’ai monté le film seul. Je ne voulais pas faire tout de suite un premier long métrage, je ne voulais pas demander plein d’argent public, je ne me sentais pas prêt… J’ai donc trouvé qu’il s’agissait d’une opportunité assez belle que celle de m’essayer à une commande avec plein de contraintes. Cela me permettait déjà de m’entourer d’une équipe et d’avoir une autre approche du cinéma.
Le tournage de Dom Juan & Sganarelle remonte à l’automne 2013…
Oui, en novembre 2013… sachant qu’on m’avait fait la proposition de la commande en septembre 2013. Tout s’est donc passé très rapidement. On a dû préparer le film en un mois de temps, en se concentrant notamment sur les lieux, les décors et le découpage du film. J’ai écrit très vite une première version…
Avez-vous eu complètement carte blanche de la part d’ARTE ?
Pour être franc, pas totalement mais presque. Ils m’ont un peu censuré au scénario ainsi qu’au montage. Je faisais, à leur sens, l’apologie de la drogue. J’ai donc dû enlever des scènes.. surtout une où Dom Juan droguait des femmes qui étaient très jolies et qui avaient l’air de prendre énormément de plaisir à cela. Je trouvais assez beau de montrer la drogue ainsi… bon moi, je ne me drogue pas.
Cette scène coupée fait écho à l’éloge du tabac qui ouvre votre film alors que Sganarelle prend de la cocaïne au milieu de la fête.
Oui mais ceci dit, cette mini-censure m’a amusé et ARTE m’a quand même laissé faire chanter la Marseillaise à des hommes nus dans une scène d’orgie. C’est la règle du jeu… j’ai accepté les contraintes. Celles-ci donnent aussi des idées intéressantes : par exemple, j’ai écrit la chanson pour la chanteuse Rodéo qui joue dans le film. Les paroles sont composées de bouts de phrases extraits de la pièce de Molière avec une musique signée de Rodéo.
Comment avez-vous préparé le découpage avec Julien Roux, votre chef opérateur ?
Il y avait deux choses : on a sur-préparé les séquences avec généralement un, deux ou trois plans qui nous semblaient indispensables à la grammaire du film. Par exemple, au début du film, je voulais absolument que l’on suive en un seul plan Dom Juan qui passe de la chambre où les gens font l’amour en chantant la Marseillaise à la pièce où se déroule la fête. Je voulais cette fluidité et l’arrivée de cette énergie. Je savais aussi comment je voulais qu’on découvre Dom Juan dans cette pièce du début avec un temps de retard et donc de l’étonnement. Lorsque nous avions ces plans souhaités, nous étions beaucoup plus souples sur le reste : lors de la scène de la fête, j’étais à la caméra, Julien s’occupait de la lumière, et nous faisions des plans à la volée, d’une manière presque guerrière par manque de temps. Julien est un chef opérateur extraordinaire qui sait inventer une lumière en très peu de temps…
Comment avez-vous modifié la pièce de Molière ?
Ce qui m’a toujours intéressé dans la pièce, c’est la relation entre Dom Juan et Sganarelle qui me semble être le fil conducteur de la pièce. L’autre chose qui me paraissait aussi importante et sur laquelle je me suis appuyé pour travailler, c’est la scène entre Dom Juan et Charlotte à l’acte II qui m’a vraiment aiguillé car elle désigne l’endroit social d’où parle Dom Juan : Molière n’a pas écrit de scènes de séduction. On croit que Dom Juan est un séducteur alors qu’en fait c’est un homme qui a de l’argent et qui propose à des femmes de se marier avec lui. On le voit notamment dans la scène que j’évoquais avec Charlotte dans laquelle Dom Juan ne la séduit pas mais lui demande de montrer ses dents et ses hanches. Il lui propose après de se marier en lui disant qu’elle mérite mieux socialement que Pierrot. Ce n’est donc pas tant une pièce sur la séduction que sur un être qui est en train de mourir et qui essaye de trouver une forme de vérité sociale.
Dom Juan est vu comme un jeune révolté suicidaire qui a donc un rapport particulier à la mort. Dans la scène avec Charlotte et Pierrot que vous évoquez, les personnages regardent Nosferatu de Murnau projeté sur un mur.
Cette idée ouvre le film vers un univers plus étrange. Dans ma tête, Dom Juan est proche de la figure du vampire : c’est quelqu’un qui, depuis un endroit social, prend quelque chose de l’autre sans son consentement. C’est un héros morbide qui se nourrit d’une forme de laideur de l’autre. Je voulais que cette idée rebondisse aussi sur le personnage de Pierrot qui vole également quelque chose à Charlotte… bon, j’ai outré cela parce qu’il se masturbe. Dom Juan cherche aussi à salir l’autre comme dans la scène où il demande au mendiant d’insulter Dieu. Il met les gens face à leurs croyance et à leur impureté qu’il met en balance avec sa propre impureté. C’est pour cela que Dom Juan s’apparente à un vampire : on est au-delà du vivant.
Le film joue aussi avec les codes du western…
Oui, la pièce de Molière est une cavale sur place. Dom Juan est en cavale mais il ne fuit pas vraiment. Il stagne dans ses déplacements… C’est étrange. Il est endetté, il a tué quelqu’un…
Dans la pièce de Molière, Dom Juan défie Dieu, élément que vous n’avez pas traité directement.
Oui, c’est quelque chose que je n’ai pas pu très bien traiter alors j’ai préféré réduire le coté surnaturel de la pièce, notamment la fin où Dom Juan se fait foudroyer et rentre sous terre. C’était tout d’abord techniquement très compliqué à réaliser avec un budget aussi mince et ensuite je préférais que Sganarelle devienne celui qui juge Dom Juan et que le spectateur se demande pourquoi Sganarelle reste autant à le regarder.
Même si vous mettez la question du châtiment divin sous le tapis dans le film, vous assimilez parfois Dom Juan à une figure christique.
Le fait est que Molière était très croyant et que je ne le suis pas, ou beaucoup moins en tout cas. La fin de la pièce est littéralement un deus ex machina où Dieu punit Dom Juan. Dans mon adaptation, Dom Juan n’est pas puni par Dieu mais par l’ordre moral. J’ai préféré faire cela parce que ça me paraissait plus réel… c’est ce que je vois, c’est que j’ai vécu : je suis d’origine iranienne et c’est toujours l’ordre moral et religieux qui punit. C’est plutôt de cela dont il est question dans Dom Juan…
La relation entre Dom Juan et Sganarelle est étrange : Sganarelle critique en permanence le comportement de Dom Juan comme s’il remettait en cause le film lui-même et de par là-même votre approche de la pièce.
C’est vrai… Si j’ai choisi Dom Juan, c’est parce que je me sens proche de ce personnage et de sa volonté de brûler quelque chose de la vie à tout prix. Après ses solutions sont folles… Pour en revenir à l’historique de Molière, il devait jouer Tartuffe mais la pièce s’est faite interdire. Molière se retrouve avec son équipe sur les bras et doit écrire une pièce très rapidement. Et Dom Juan qu’il écrit est en quelque sorte une réponse à la censure de Tartuffe où Molière dit que puisque la société n’est pas capable d’entendre la vérité, il va la masquer et ça va être pire. Et quand Dom Juan est sorti, ça a été un tollé, la pièce s’est faite aussi interdire au bout de deux semaines. Les gens n’ont pas supporté que Molière règle de nouveau ses comptes – et c’est vrai qu’il règle ses comptes avec quelque chose de ses spectacles, de son écriture, avec lui-même aussi… C’est pour cela que je trouvais pertinent d’adapter au cinéma cette pièce avec la troupe historique de Molière.
Est-ce que vous aviez des comptes à régler avec ce film ?
Non, je n’ai pas de comptes à régler. Je voulais plus parler du jugement continu de cette jeunesse qui devient mortifère et suicidaire… cette idée me parle du monde. Lorsque Dom Juan discute avec son père et lui dit qu’il ne peut pas vivre car les parents veulent plus vivre plus longtemps que leurs enfants ! C’est quand même fou ce que dit Dom Juan à son père ! Et il est évident que Molière répond lui aussi à la censure et à ce qu’était le théâtre à son époque, soit quelque chose de très compliqué ! On oublie aussi que Molière a été banni pendant plus de dix ans de Paris… c’était quand même fou !
La musique est très présente dans votre film : on y entend aussi bien du classique que de l’électro contemporaine.
Il y a dans la pièce de Molière quelque chose de complètement lyrique, de presque épique. C’est pour cela que j’ai utilisé l’opéra de Mozart : essayer de ramener quelque chose qui dépasse une psychologie… la pièce avance de manière opératique, on ne comprend pas vraiment ce que fait Dom Juan. Je voulais traduire cela comme des poussées lyriques incompréhensibles, comme des pulsions de mort qui faisaient se précipiter le récit. Pour les chansons contemporaines, je voulais faire émerger l’idée que Dom Juan était en trop, que le monde ne peut plus le supporter. Je ne sais pas si cela s’entend mais ce que disent les paroles de la chanson de Rodéo que j’ai écrite et dont je parlais tout à l’heure. Ce fut une manière de rajouter du texte en quelque sorte et notamment en mettant en valeur le fait que le monde souhaite la mort de Dom Juan.
On a d’ailleurs le sentiment que c’est le retour au monde, ou plutôt le retour au réel, qui tue Dom Juan.
C’est comme si le réel le tuait en quelque sorte… Il vomit le monde, avec cette matière noire et visqueuse qui sort de sa bouche… comme une overdose. Il se rend compte de la vie qui s’offre à lui et ce n’est pas supportable.