Le nouveau film de Jacques Perconte, au programme de la soirée Jacques Perconte que notre ciné-club devait organiser avant la fermeture des salles, est désormais disponible en ligne gratuitement.
Dans le sillage de son récent Tempestaire, avec ses marges mouvantes et son travail sur les franges de l’image argentique, Jacques Perconte ouvre son nouveau film sur une vieille photographie des Alpes entourée de larges bordures, une chaîne de montagnes à laquelle il a déjà consacré plusieurs œuvres par le passé. Avant l’effondrement du Mont Blanc semble ainsi partir d’une image fixe et figée dans le temps pour mieux révéler l’énergie cachée sous la surface de ce cadre initial : succédant à la photographie, le titre du film apparaît dans ce qui s’apparente à des lignes de code (des données de projections météorologiques) dont le défilement renvoie à des chutes de neige, suivie d’une carte mise en mouvement, puis d’images d’avalanches montrant la montagne se réveiller à son tour. Cette circulation du mouvement permet à Perconte de renouveler quelque peu sa méthode, de changer de rythme, de tonalité et d’échelle de plan au fil d’un montage composite, fait de fondus et de ruptures nettes. La première partie d’Avant… apparaît par conséquent plus décousue qu’à l’accoutumée, plus surprenante aussi. Au contraire de ses précédents films, pour la plupart construits autour d’un seul dispositif formel (une caméra à l’avant d’un train dans Après le feu, le plan fixe d’un arbre dans Árvore da Vida, des longs plans de ciel dans la récente trilogie Or, etc.), Perconte s’autorise d’étonnants écarts, comme cet avion sorti de nulle part qui emporte dans son sillage une série de codes informatiques. Plastiquement très fortes, ces tentatives n’en restent pas moins guidées par la même volonté de mettre en scène, de façon progressive et dynamique, ce qui relève chez lui d’une démarche documentaire : le parcours d’un explorateur qui, d’une vision originelle (la photo argentique de la montagne), arrive dans un nouveau lieu (par la carte et l’avion) et fait face à la grandeur du paysage.
Vents contraires
L’œuvre de Jacques Perconte a ceci de particulier qu’elle se compose de deux versants a priori distincts : l’un plastique, suivant une tradition picturale héritée de la peinture et du cinéma expérimental, l’autre documentaire, dans la mesure où ses films s’inscrivent dans un espace précis et cherchent à retranscrire, entre les lignes du code, l’essence d’un lieu. La grande beauté de ses travaux tient en partie à sa capacité à mettre à nu le monde visible, à en dévoiler patiemment les forces et les pulsations intérieures. Les fameuses traînées de pixels générées par la compression vidéo ne visent pas seulement à révéler la structure des images, elles permettent aussi de mettre à jour les mouvements qui sculptent les formes à l’état naturel ; des formes dont se détache un fil directeur (une série de lignes, un amas de points dans la neige, des couleurs dominantes – du blanc, du gris, du bleu) ou un petit détail qui, contre toute attente, résiste aux mutations de l’image (une fine sinuosité dans la roche qui persiste dans un coin du cadre). Il est dès lors possible d’envisager la compression vidéo comme le vecteur d’une géologie des images, une technique permettant d’étudier un ensemble de strates et de soubassements, d’analyser des lignes de force et de définir la composition et l’évolution des paysages filmés à travers le temps et l’espace. Avec Avant…, Perconte parvient sur ce point à retranscrire les tressaillements de la matière en exhumant les mouvements, parfois opposés, qui en définissent les contours. Des mouvements verticaux laissent place à des mouvements horizontaux, lorsqu’il filme de haut en bas une montagne avant de suivre un trajet aérien le long de la chaîne alpine. Aux mouvements dans le cadre (exemplairement : une avalanche) répondent les mouvements du cadre (qui tremble ou subit de fortes secousses face aux monts impassibles). Enfin des trajectoires descendantes donnent l’illusion de trajectoires ascendantes – cf. ces lignes de données au début du film qui, au même titre que les glissements de terrain sur le flanc des monts alpins, défilent de haut en bas et paraissent ensuite remonter l’écran en sens inverse. Jusqu’à son titre, Avant l’effondrement du Mont Blanc est porté par ce type de vents contraires et d’élans contre-intuitifs, où la chute est synonyme d’ascension, où l’érosion n’est pas une dégradation mais un déplacement de la matière – la compression s’opérant toujours « sans perte ».
Dans un horizon analogue, les films de Perconte s’inscrivent bien souvent dans une temporalité plurielle et tout aussi composite, à la fois rattachée à un passé établi (le parcours des impressionnistes rejoué dans Impressions, le cimetière du Père-Lachaise dans L, récemment le Tempestaire d’Epstein, etc.) et tournée vers un avenir plus incertain, qu’il s’agisse de la déforestation et du rouge cramoisi évoquant une contrée en flammes en conclusion d’Ettrick ou de cette terre, retournée et labourée, à la fin de M. C’est une dimension à part entière de son œuvre qu’il serait peut-être important d’étudier ici, tant Avant… semble se rattacher à l’histoire passée du Mont Blanc (les alpinistes qui en ont gravi le sommet) tout en se révélant motivé par la question de son devenir (son possible effondrement). Encore une fois, la compression vidéo joue dans cette perspective un rôle très important, en ce qu’elle permet de mettre en scène cette dynamique temporelle. D’une part elle cristallise à l’image l’histoire de la forme, elle en maintient visuellement les évolutions et en affirme les contours : ici des amas rocheux voient leurs aspérités très légèrement soulignées, là une traînée de pixels continue de se rattacher à un mont alpin tandis que la caméra s’en détourne, figurant à l’écran la position initiale du pic ainsi que la trajectoire qu’il a pu effectuer dans le temps à l’intérieur du cadre. D’autre part elle menace au contraire de dissoudre l’unité de la forme en confinant vers l’abstraction, vers un devenir chaotique – celui de l’effondrement – où les figures finiraient par se confondre et s’entremêler. Ainsi, lorsque la caméra s’emballe à la fin d’un long travelling aérien où la compression s’est faite plus discrète, l’image se fait soudainement plus abstraite, bardée de rayures et de segments qui évoquent le relief de la montagne sans tout à fait que l’on puisse en discerner les contours. Par là, le travail de Jacques Perconte consiste toujours en une invitation au voyage, en une expédition guidée par des vents contraires où coexistent à la fois la technique et la nature, la captation documentaire et l’abstraction, le passé et l’avenir d’un lieu.