Le film est disponible en ligne gratuitement.
Il est toujours passionnant d’être témoin d’un léger déplacement dans la forme d’un cinéaste à la signature déjà bien affirmée. Nous notions il y a quelques mois comment Apichatpong Weerasethakul trouvait dans son exil une nouvelle impulsion dont Memoria était le fruit. On pourrait en dire autant de Jacques Perconte, qui a tourné Silesilence à la suite de son installation dans la ville industrielle de Rotterdam. Fruit d’une collaboration entre le plasticien et le compositeur Julien Desprez à l’occasion du festival Sons d’hiver, le film s’ouvre sur un paysage urbain rapidement déréglé par l’irruption de déflagrations chromatiques et musicales. D’une intensité sidérante, la suite dessine assez clairement le trajet pictural entrepris ici par Perconte, à différencier de ses précédents films : de l’avancée d’un navire gigantesque au spectacle vaporeux d’une usine sidérurgique, il s’agit moins de révéler la picturalité de la nature à travers la compression vidéo (comme dans les films tournés sur l’île de Madère), ou de figurer les vibrations d’un paysage hanté par le spectre de la disparition (Après le feu, Ettrick), que de mettre au jour l’essence bruitiste et chaotique d’un environnement industrialisé dans lequel la nature ne peut se frayer qu’un mince chemin (la mer qui bute contre les navires marchands, des oiseaux qui s’envolent depuis un bâtiment en construction, etc.). Si l’on entrevoyait déjà cette dimension plus turbulente dans Avant l’effondrement du Mont Blanc, où le déchaînement des avalanches accouchait d’une forme tempétueuse (avec notamment, à la fin du film, une série de striures et de points dispersés sur l’écran), le dérèglement des pixels dans Silesilence repose sur une série de ruptures et de bouleversements d’une étonnante brutalité. Au-delà de la transformation de la matière que figure la compression, c’est comme si le sang des images se déversait tel de la peinture : le rouge, abondant, déborde ainsi souvent d’un motif pour recouvrir l’écran de sa teinte écarlate.
Métal hurlant
De ces usines ensanglantées émanent un parfum de soufre et de métal, tandis que l’architecture de buildings en chantier évoque plus loin la nature matricielle de l’image numérique, les compressions façonnées par Perconte épousant la structure industrielle de ces édifices. Il ne s’agit certes pas d’une perspective tout à fait inédite dans sa filmographie (on pense, par exemple, aux machines de tressage d’Ettrick, qui renvoyaient déjà dans leur fonctionnement propre à la technique de la compression vidéo), mais le spectre d’une industrialisation stridente et dévorante semble cette fois infuser la forme même du film, à travers les secousses de la caméra, certains effets de montage ou, de manière plus frappante encore, la partition électro-acoustique de Julien Desprez. Accompagné par cette musique aux accents bruitistes, c’est comme si Perconte passait, d’un point de vue pictural, de l’impressionnisme au futurisme , à la différence près que sa figuration du monde industriel, au lieu d’une exaltation des prodiges prométhéens de la technologique, tend plutôt à exhiber leur caractère potentiellement dysfonctionnel (cf. ce long panoramique où, sur le grésillement de la bande-son, un bâtiment prend la forme d’une imprimante en surrégime). Cette veine accouche par endroits de quelques brèves disjonctions audiovisuelles, par lesquelles le film paraît se débrancher et se rebrancher à intervalles réguliers, comme s’il était à la limite de la surchauffe. Assez loin des douces métamorphoses qui faisaient auparavant office de liant entre deux panoramas, les transitions sont en règle générale plus franches et tranchantes, offrant comme « la vision fugitive de la collure, du seuil, de ce qui s’y perd, surgit, s’échange, de ce qui se clôt, de ce qui (re)commence ». La dimension cartographique du cinéma de Perconte – il était jadis possible de reconnaître, dans le pli malléable des raccords numériques, un cheminement assez précis d’un paysage à un autre (par exemple à travers la Normandie d’Impressions) –, laisse ici place à une suite de vues bouchées qui empêchent de se repérer dans l’espace.
Cet horizon obstrué teinte Silesilence d’une inquiétude particulièrement prégnante dans l’ultime mouvement du film, après une dizaine de minutes à travers des chantiers gigantesques sur une partition grésillante. Dans l’un des derniers plans, deux oiseaux s’envolent depuis un immense bâtiment transperçant le ciel. La caméra les suit alors au sein d’un plan qui rappelle brièvement la trilogie de films Or, où des volatiles traversaient un magnifique ciel doré. L’image se transforme progressivement, vire à l’orange, au rose et au jaune, mais tourne ensuite au blanc. La couleur disparaît avant qu’un écran noir n’interrompe définitivement la trajectoire céleste des oiseaux, pour nous ramener au plan initial (la vue depuis un appartement de Rotterdam) : il n’est plus question d’aller voir ailleurs, en pèlerinage sur la piste des grands peintres (la Normandie des impressionnistes, les Alpes de Courbet, la Vienne de Klimt, etc.), mais de regarder en face le monde s’embraser à quelques pas de chez soi.