Le synopsis du film colombien La Defensa del Dragón avait de quoi effrayer : il nous promettait trois vieux amis enfermés dans leurs routines, qui finiraient par se « confronter à la réalité ». Heureusement, le film de Natalia Santa n’a finalement rien d’une lourde leçon de morale téléologique. Il repose bien plutôt sur l’ellipse et la surprise. Nous y rencontrons Samuel, champion d’échecs qui vit de paris et de cours de soutien scolaire, Joaquín, horloger placide sur le point de perdre sa boutique et Marcos, vieux beau homéopathe porté sur le jeu et la marijuana. Les parties d’échecs réunissent régulièrement les trois amis, et leur donnent l’occasion de parler de tout sauf de leurs véritables problèmes. La « confrontation à la réalité » de chacun sera amenée de façon charmante, avec finesse et drôlerie.
L’influence de Bresson sur le style de Natalia Santa est assez patente, mais plutôt bien digérée. Aux côtés de quelques moments où les décors sont laissés vides après la sortie d’un personnage, qui se présentent comme des clins d’œil, les gros plans sur des objets qui ponctuent les séquences constituent une forme de détournement : plutôt que d’isoler l’essentiel, ceux-ci ont quelque chose d’apparemment gratuit. Parfois, ils mettent en avant certains éléments du décor. D’autres fois, ils se font subjectifs, comme cette image de kaléidoscope qui ouvre l’une des scènes. Le film entier se refuse à suivre une progression linéaire comme à se conclure de façon trop hermétique. Il reste un objet ouvert.
Mais la leçon principale que Natalia Santa aura retenu du maître est que quelques images valent mieux qu’un long discours, et que ce qui se lit dans un regard n’a pas à être exprimé par des mots. Le film possède ainsi une belle densité, qui ne se confond pas avec une efficacité dramatique excessive : les plans durent parfois et n’ont pas toujours de fonction précise, mais lorsqu’il s’agit de faire avancer l’action, Natalia Santa fait confiance à la sagacité du spectateur.
La lente élaboration du film (six ans) se sent dans son découpage très précis et dans une volonté de sortir des caricatures pour construire des personnages idiosyncratiques. Si La Defensa del Dragón reste un « petit film », qui ne prétend pas renouveler notre vision du monde, sa réussite fait de Natalia Santa une réalisatrice à suivre.