Sous ses dehors de trip survolté façon Pusher, Good Time est surtout une belle histoire de frangins. Le film s’ouvre sur le visage filmé très près de Nick, handicapé mental, prié à cet instant de répondre aux questions d’un thérapeute qui l’intimide. Il se sent coincé, l’image le montre : ses yeux sont perdus dans le vague (Benny Safdie, également coréalisateur du film, est épatant), sa bouche entrouverte, son air figé dans la stupeur, l’ourlet jaune de sa capuche donne l’impression qu’il est deux fois cadré, il ne répond pas, le plan est fixe. Il se sent fait comme un rat parce qu’il a fait une grosse bêtise, le dialogue avec le psy nous le laisse deviner. Dans la double raideur du bureau de l’institution (niché dans un building noir et opaque dont on devine tout le poids rien que dans son regard) et de la mise en scène, Nick, petit garçon dans un corps de golgoth apeuré, est totalement pris au piège. C’est alors que son grand frère Lenny vient le libérer (Robert Pattinson, très bien), l’arrachant brutalement des mains du fonctionnaire en même tant que de la camisole du champ contre-champ, pour le plonger sitôt dans un autre film – émotionnellement et formellement turbulent – et lui administrer un autre traitement, qui n’est en fait qu’une autre folie : la sienne.
L’évasion par la démence, bienveillante, douce ou maladive, c’est depuis le tout début (The Pleasure of Being Robbed faisait déjà rimer cleptomanie avec fantasme d’être dérobé du monde), le point commun des personnages des frères Safdie : c’était vrai de ce papa beaucoup trop loufoque dans Lenny and the Kids, ainsi que de la junky shootée aux sentiments vénéneux de Mad Love in New York. Ça l’est encore de cet aîné trop aimant, refusant d’admettre l’anormalité de son petit frère au point de l’embarquer commettre un acte extrême (un braquage) dans le seul but de lui prouver qu’il est exceptionnel. Évidemment, l’affaire tourne au plus mal : Nick se fait attraper, puis salement rosser en taule. Et plutôt que de se rendre, Lenny tente de le libérer une deuxième fois, à l’hôpital. Le film se mue alors en une course frénétique, uniquement motivée par l’idée folle de trouver en une nuit l’argent nécessaire à la libération du cadet. Tressé de bifurcations foireuses, bien aidé par le score anxiogène d’Oneohtrix Point Never, le récit fait défiler quartiers, décors et personnages secondaires au rythme d’une urgence monomaniaque. Celle, totalement désintéressée, des aînés pressés de tirer leur benjamin des embrouilles. Ce pur empressement, qui est en vérité un produit dopant dont l’effet décuple les facultés susceptibles de servir l’intérêt du plus petit, et alimente au passage son admiration, cet empressement, donc, c’est l’essence propre des grands frères : au double sens de ce qui les définit, et de leur adrénaline. C’est pourquoi ni la drogue, ni l’argent, ni les femmes ne semblent plus intéresser Lenny, à moins de pouvoir le servir dans sa quête.
À l’arrivée, Good Time est émouvant parce que sa brutalité n’est jamais gratuite. Mieux : il fait rimer tout un sous-genre plutôt enclin à l’œdème de style (le polar sous acides), avec une ardeur et une tendresse intense qui confinent à la dévotion. Et si Nick finira bien par retourner suivre un programme adapté à son autisme, ce n’est pas tant parce que Lenny a échoué, que parce que l’âge adulte, qui n’est qu’une enfance entravée, commande à tous les frères de couper le cordon pour apprivoiser, seuls, les outils propres de leur délivrance. C’est de là que vient l’épaisse mélancolie dans laquelle s’enveloppe tout le film : ce qu’il chronique dans cette fuite larguant une à une toutes ses attaches (Manhattan, femmes, adjuvants, véhicules, plans) comme on se délesterait des responsabilités, c’est une course perdue d’avance contre cette fatalité, qui est que la liberté de l’enfance ne reviendra jamais.