Le Livre d’image s’ouvre sur une main, une main blanche qui se dessine sur un fond noir, l’index levé, avant qu’une autre, quelques plans plus loin, s’attelle à monter une bobine. Résonne alors un bout de Cossacks Are, un morceau de Scott Walker, dont le nom est cité par la voix-off en anglais qui recouvre le morceau. Il n’est pas anodin que le cinéma de Godard rencontre la musique de Walker, tant l’évolution de ses compositions témoigne d’un passage de l’harmonie (ses débuts, dans les années 1960) au contrepoint (ses partitions plus hantées et dissonantes, de Climate of Hunter au récent Bish Bosch). Comme le dit Godard dans le film, « le contrepoint est une discipline de la superposition des mélodies », dans une perspective où les arrangements prévalent sur l’harmonie et la différence des mélodies sur leur parenté. Le principe, énoncé dans la dernière partie, n’a pas seulement valeur de considération esthétique (dont Godard n’est pas avare), il s’avère concrètement mis en pratique dans le montage et la construction du film, qu’il faut détailler. Bien que composé de cinq chapitres thématiques (Remakes, Les soirées de Saint-Pétersbourg, Les fleurs entre les rails, dans les vents confus des voyages, L’esprit des lois et La région centrale), la partition du film procède moins d’un cheminement de pensée préalable qu’il ne renvoie aux cinq doigts de la main. La raison pour laquelle la dynamique ne peut être repliée sur cette seule structure segmentée (et peu rigide — la durée des parties n’est guère égale), tient à ce que Godard suit un fil qui implique de penser en faisant, soit de suivre d’abord le mouvement de la main avant celui de l’esprit. « Penser avec ses mains », c’est, toujours en citant la voix ténébreuse de Godard, « suivre son objet sans former de dessein ». Ou, plus encore, c’est accepter que le dess(e)in se forme en se faisant, ou en se refaisant (le titre Remakes, ou Rime(ake)s, qui se répète, lorsque que ce n’est pas la voix-même de Godard qui reprend l’une de ses phrases à partir d’un petit « 2 » actant la répétition). Le film ne refuse certes pas la voie de la pensée ou du jeu intellectuel — au contraire, le film abonde de raccords de sens et de rapprochements, à l’image de ce passage de L’esprit des lois où le Henry Fonda de Vers sa destinée (soit Lincoln) apparaît un peu avant le Henry Fonda du Faux coupable (soit un homme engeôlé à tort) — et n’est guère non plus réductible à une pure abstraction (un ensemble de lignes, de couleurs, de mariages entre des formes exogènes). Pour autant, et on serait tenté de dire comme souvent chez Godard, on peut pleinement goûter à la beauté du film sans parvenir à relier entre elles toutes les références et sources qui le nourrissent.
Dans Passion, un personnage se lamentait que l’on cherchait toujours à comprendre, là où l’on pouvait simplement prendre : Godard prend de tout (tableaux, films, musique, textes, les quatre catégories qui regroupent les références du films affichées à la fin), de Scott Walker à Bécassine en passant par Gustave Caillebotte, et suit la main. Où mène-t-elle ? À la guerre, à la société, au cinéma, ou aux trois à la fois (« la représentation est un acte de violence contre l’objet de la représentation »), à s’interroger sur une forme d’art qui ne connaîtrait ni « la règle et l’exception », au monde arabe et puis, aussi, à un récit. Il est très beau que le film, qui applique les principes que la main gribouille et que la voix expose, parte de la violence du geste originel (la main qui coupe, qui tranche, qui prend, reprend, se déprend) pour vers sa fin revenir à une histoire, un conte philosophique. C’est peut-être de là que vient le sentiment que cet essai protéiforme, qui s’inscrit pourtant dans une filiation bien précise, celle des Histoire(s) du cinéma, n’apparaît jamais accoucher d’une redite de la méthode godardienne, identifiable au point que l’on puisse désormais trouver sur YouTube un faux Godard comme il existe des faux tableaux de maître. Si les contours du montage godardien sont familiers, s’ils reconduisent des formes et principes (fonds noirs, surtitrage, coupes brutales des envolées musicales, etc.), la main du cinéaste trace une ligne à partir de laquelle se repense un rapport à la musique, à la parole (qui finit par s’étrangler dans un toussotement), à la couleur, aux images qui crépitent et sont triturées. Le Livre d’image n’est pas seulement un film très beau, très dense, il livre aussi limpidement, dans les plis du chaos pictural, un véritable traité d’esthétique.