Clap de fin pour le 72e Festival de Cannes. Quel bilan tirer de cette édition ? Outre la cinquantaine de textes déjà publiés sur Critikat, voici quelques notes en guise de synthèse.
En gestation
Petite coïncidence : les deux films les plus passionnants de cette édition, Once Upon a Time… in Hollywood et Mektoub My Love : Intermezzo, ne sortiront peut-être pas en salles dans les mêmes versions que celles présentées à Cannes. Pas vraiment surprenant dans le cas de Kechiche, l’absence de générique témoignant d’un film à peine finalisé – ce qui ne dit toutefois rien de la valeur du montage, probablement encore en gestation mais dont l’horizon n’en reste pas moins très précis. Quant à Tarantino, il a déclaré vouloir proposer une version plus longue de son film, dont nous avons ici donné un premier aperçu et qui depuis sa projection ne cesse de mûrir et de gagner en complexité. Si l’on se souvient que le meilleur film du Festival de Cannes de l’année dernière, Le Livre d’image de Jean-Luc Godard, a lui aussi été légèrement repris pour sa diffusion sur Arte, on peut en tirer un petit enseignement, déjà esquissé au moment de rendre compte de Once Upon a Time… in Hollywood : Cannes peut se faire le théâtre d’une première rencontre qui en appelle d’autres. Les films sont mouvants, tout comme les regards que nous posons sur eux ; la manière dont ils nous habitent et dont nous les habitons est amenée à évoluer. Les œuvres qui ont marqué ce festival ne sont dès lors pas nécessairement celles qui suscitent un enthousiasme sans réserve (même le film de Kechiche soulève plus de questions et de réflexions qu’une adhésion aveugle à la radicalité de sa démarche), mais bien plutôt celles que l’on souhaite déjà revoir.
Postmodernes
The Dead Don’t Die (Romero), Bacurau (Carpenter), Atlantique et Zombi Child (Tourneur, entre autres), Little Joe (le Siegel de Bodysnatchers)… On a vu cette année beaucoup de zombies et de films s’inspirant des canons du cinéma de genre. Des films qui, pour la plupart, convoquent des images connues pour mieux les remodeler. Il y a une forme de beau paradoxe à ce que tous les titres cités ont plutôt déçu alors même que l’un des sommets du festival, Once Upon a Time… in Hollywood, est aussi le film qui pousse le plus loin le curseur de la postmodernité, dont il fait véritablement son moteur. Non seulement le récit est à de multiples endroits fondé sur des doublures – Dalton (DiCaprio) et son cascadeur (Pitt), Sharon Tate et le duo Polanski/Sebring, les deux demeures de Cielo Drive, Hollywood/Rome, etc. –, mais la séquence finale prend par ailleurs la forme d’une synthèse de différents plans, actions et situations qui égrènent le reste du récit. Le syncrétisme tarantinien, au-delà de l’amour qu’il témoigne pour l’envers ingrat du cinéma hollywoodien (les stars du petit écran, les productions italiennes, les cascadeurs, etc.), repose sur une interdépendance des différents pôles et sur la reprise comme point cardinal où se mêlent la télévision, le cinéma, l’histoire et le réel, tous compris dans une même perspective à partir de laquelle peut se forger un autre pacte des images. Très beau film, qui rachète les autres tentatives, plus ou moins inspirées, d’auteurs qui ont « injecté » des motifs de genre dans leurs films sans parvenir à les intégrer pleinement à leurs écritures.

Cubisme, locomotive et quelques questions en suspens concernant Intermezzo
Le film a déjà fait beaucoup couler d’encre et ne risque pas d’apaiser le climat autour du cas Kechiche, dont les films depuis Vénus noire font désormais à chaque fois polémique. Des fesses qui se trémoussent, des bras qui s’appuient sur des barres de pole dance pour relancer le mouvement giratoire, des corps qu’il faut abreuver d’eau et d’alcool pour qu’ils se remettent en branle, et ce jusqu’à l’épuisement : comme l’explique Sylvain Blandy dans sa critique du film, là est le cœur d’Intermezzo. Car il faut d’abord voir comment Kechiche filme les fesses et le rôle qu’elles jouent dans le montage, avant de les assigner d’emblée à un regard objectivant et simplement désirant – il l’est, le nier serait malhonnête, mais le restreindre à l’horizon de la lubricité referme le champ de la réflexion sur une seule appréhension morale des corps et des actions (on reviendra toutefois sur la question à la fin de cette notule). Dans Intermezzo, le twerk figure moins la célébration du désir qu’il ne constitue la mécanique rotative alimentant le circuit par lequel se déploie l’énergie au sein de la discothèque. Les barres de pole dance ne renvoient pas seulement à des phallus géants sur lesquels des danseuses s’échinent toute une nuit, mais s’apparentent plus prosaïquement aux rouages d’une machine, matrice du désir et de l’élan vital qui irriguent les interactions entre les personnages. Il est en cela logique que le regard d’Amin ne cesse d’y revenir pendant qu’une jeune femme l’embrasse : lui, l’observateur, a conscience de la « cérémonie » qui est en train de se jouer sous ses yeux, lui voit comment ces corps sont d’une part la condition du déferlement de la lumière qui irradie l’espace clos et de l’autre le catalyseur de la circulation exponentielle du désir organisé par le montage.
Kechiche a déclaré en conférence de presse qu’il cherchait avec la boîte de nuit à passer de « l’impressionnisme au cubisme » : déclaration plus troublante que prêtant à rire, quand on voit l’importance du mécanique dans le cubisme et la manière dont Kechiche alterne une conception sculpturale du corps féminin (la callipyge, car c’est bien le terme adéquat, qui ne nie pas la nature charnue des corps filmés par Kechiche, mais les replace dans une généalogie de l’histoire de l’art et une perspective de représentation) et une autre, où Ophélie et ses amies seraient autant des corps supra-sexualisés que des locomotives. La discothèque devient dès lors une usine où les corps se dépensent et s’animent au sein d’une grande messe vitaliste, où la mort n’est jamais toutefois très loin, dans le vieillissement de certains, les doutes des autres et les regards inquiets des amants abîmés par la puissance tout autant euphorisante que destructrice du désir. Impressionnante dynamique, qui nourrit toutefois les débats au sein de notre rédaction depuis la projection du film. Par exemple, la scène du cunnilingus. Sylvain Blandy me confiait ainsi ses interrogations : si la séquence montre bien une femme maîtrisant l’acte sexuel, dans une dynamique de contreplongée qui rejoue une perspective d’adoration (cf. aussi le personnage de Tony qui dans une autre scène se met à genoux), elle participe aussi d’une logique de dévoration et poursuit le mouvement souterrain du film autour de la consommation d’Ophélie (qui en tant que fermière produit la nourriture que dégustent les personnes dans la séquence de la plage). Assurément il faudra revenir sur le film, pour démêler tout ce qu’il implique.

Une génération française
Le Festival de Cannes aura dressé, au crépuscule d’une décennie où la cinéphilie hexagonale aura perdu presque tous ses derniers Mohicans (Chabrol, Rohmer, Resnais, Brisseau et Varda), un drôle de tableau en trois mouvements des forces vives du cinéma français. À la toute fin : la célébration d’une nouvelle garde, généreusement récompensée au palmarès (Prix du scénario pour Céline Sciamma, Prix du jury pour Ladj Ly, Grand Prix pour Mati Diop). Au tout début : une projection assez bouleversante, qui s’est tenue dans l’intimité de la petite salle Buñuel, où Alain Cavalier est venu présenter Être vivant et le savoir, bel essai mortuaire peuplé de fantômes et de courges décomposées. Et au milieu ? Une génération prise entre deux feux. Bruno Dumont (Jeanne), Arnaud Desplechin (Roubaix, une lumière), Bertrand Bonello (Zombi Child) et Abdellatif Kechiche (Intermezzo) : quatre cinéastes très différents mais pour qui cette édition, marquant plus ou moins leurs vingt ou vingt-cinq ans de carrière, ressemblait à un tournant. Dumont se trouve à la croisée des chemins après le virage entamé par P’tit Quinquin et deux films et séries, Jeannette et surtout Coincoin et les Z’Inhumains, qui ont montré les limites de cette incursion vers la « comédie » – il faudrait plutôt parler d’un dérèglement des corps dumontiens, qui assument désormais leur part burlesque. Arnaud Desplechin filme toujours Roubaix mais sort de ses fictions dédalusiennes avec un film noir sans Mathieu Amalric. Bonello s’aventure de son côté vers les terres vaudous en circulant entre plusieurs époques et territoires (Haïti et Paris) et influences (d’Argento à Lynch), tandis que Kechiche livre un « intermède » de 3h30 cloîtré dans une boîte de nuit où les corps se déchaînent. Quel bilan tirer de ces différentes mutations ? D’abord que la seule complètement convaincante implique pour son auteur un recentrage de l’écriture : Kechiche s’approche au plus près du feu ardent de la machine, met à plat son cinéma, filme ce qui chez lui pose « question » (la fascination pour les corps féminins, l’absence de contrechamps qui verraient les héroïnes désirer des corps masculins, la représentation de l’acte sexuel). Quant aux autres tentatives, elles ne sont pas également décevantes et ménagent ici et là un réel intérêt : Dumont trouve dans le procès de Jeanne un corps comique assez stupéfiant (Fabien Fenet, déjà aperçu en prêtre dans Ma Loute, qui joue ici Nicolas Loyseleur), Desplechin filme avec patience un interrogatoire et trouve au moins une porte de sortie à son romanesque en circuit fermé, et Bonello ose, à défaut de séduire, une proposition hybride. La forme des films et des cinéastes met ainsi en lumière moins une possible crise générationnelle qu’un bouillonnement. C’est peut-être le fait le plus intéressant du festival : les auteurs français sortent de leurs cases assignées, s’échangent presque leurs places (Desplechin réalise un polar aux accents sociologiques tandis que Kechiche semble définitivement ailleurs) et ouvrent la porte à d’autres horizons. Suffisant pour nuancer le sentiment mitigé qui se dégage de l’ensemble des films et surveiller avec curiosité les voies qu’emprunteront demain les cinéastes cités.

Et la palme, dans tout ça ?
On y reviendra au moment de sa sortie en salles, le 5 juin, mais la palme décernée à Bong Joon-ho pour Parasite laisse un sentiment quelque peu partagé, le film étant à la fois l’un des plus réussis de la compétition et en même temps une œuvre un peu mineure, alourdie par le manque de finesse dont peuvent parfois faire preuve les films du cinéaste. Cette palme s’accorde toutefois bien à une compétition dont on a cru un temps qu’elle finirait par être une montagne accouchant d’une souris, tant de nombreux metteurs en scène attendus ou reconnus livraient des œuvres en deçà des espoirs : Jarmusch, Mendonça Filho, Sachs, voire même Malick et Porumboiu (mais ces deux derniers cas appellent à un peu plus de réserve). Il n’en demeure pas moins qu’aucun titre ou presque n’a suscité un désintérêt total et que la compétition s’est révélée d’une tenue supérieure aux années précédentes, sans calvaires comme The Last Face, Les Filles du soleil ou autres Yomeddine. C’est déjà suffisant et si on met bout à bout la liste des films aimés (entre autres, Once Upon a Time… in Hollywood, Intermezzo, Douleur et gloire, Être vivant et le savoir, Viendra le feu, La Vie invisible d’Eurídice Gusmão…) et de ceux qui ont suscité l’intérêt au sein de la rédaction (Roubaix, une lumière, Le Jeune Ahmed, Parasite, Les Siffleurs, Une Vie cachée, Les Misérables, Yves…), on peut considérer que cette édition aura finalement tenu ses promesses.
