Le festival de Cannes s’est ouvert dans un climat chargé, pour ne pas dire pesant, entre l’ombre de la guerre en Ukraine, avec l’intervention surprise de Volodymyr Zelensky devant le public cannois, une série de couacs (une tentative de caviardage d’un entretien de Thierry Frémaux, ainsi que des attaques de bots qui ont perturbé pendant plusieurs jours le bon fonctionnement de la billetterie), et la révélation des résultats d’une étude commandée par l’AFCAE, l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai, concernant les pratiques culturelles des Français en matière de visionnage des films, dans les salles, à la télévision et sur les plateformes. Les chiffres, qui entérinent un basculement des habitudes en faveur des plateformes numériques, ont mis le feu aux poudres et nourri le sentiment de crise qui a dominé une édition jugée pour beaucoup, sûrement à tort, en demi-teinte. Cerise sur le gâteau, le jury de Vincent Lindon, acteur dont l’un des premiers grands succès s’appelait, c’était prémonitoire, La Crise (en 1992), a couronné un film sur un naufrage : Triangle of Sadness (rebaptisé Sans filtre sous nos tropiques).
Alors, en crise, le festival de Cannes ? Peut-être, mais quelque part tant mieux. Si ce cru anniversaire cultive déjà une mauvaise réputation, il constitue pourtant l’une des éditions les plus rafraîchissantes de ces dernières années. Pas de chef-d’œuvre, certes, mais un chapelet de films étonnants et audacieux, qui ont tranché avec l’inertie dans laquelle s’enfonce parfois le festival. Si les « grands auteurs » habitués ont pu décevoir – en premier lieu David Cronenberg, dont Les Crimes du futur s’ouvre, dans un jeu de miroir avec la Palme d’or, sur un paquebot échoué –, et que le palmarès contient quelques aberrations (le Grand prix pour Stars at Noon de Claire Denis, sérieusement ?), de nombreux films ont suscité l’enthousiasme au cours de ces dix jours. À commencer par Pacifiction d’Albert Serra qui lui, plutôt que de prendre l’eau, enfourche la vague dans une scène de jet ski déjà très commentée, mais aussi Showing Up de Kelly Reichardt, Trois mille ans à t’attendre de George Miller, Hi-han de Jerzy Skolimowski, De Humani Corporis Fabrica de Lucien Castaing-Taylor et Véréna Paravel, Chronique d’une liaison passagère d’Emmanuel Mouret, ou encore Feu follet de João Pedro Rodrigues. Sans faire l’unanimité, d’autres auteurs (James Gray, Sergei Loznitsa, Arnaud Desplechin, Jean-Pierre et Luc Dardenne, Valeria Bruni-Tedeschi, Serge Bozon) ont également trouvé des défenseurs dans nos rangs. Mis bout à bout, cela fait tout de même beaucoup de films notables, en tout cas plus que les années précédentes, davantage concentrées sur une poignée de titres.
Cet étalement a du bon, d’autant qu’il s’est couplé à une soif d’inédit. Au lieu de mastodontes bien bâtis, on a vu nombre de films imparfaits mais audacieux, guidés par un désir d’aventure et d’exploration de nouveaux territoires : chez Serra, l’île de Tahiti désertée par l’épidémie de Covid, les viscères du film de Castaing-Taylor et Paravel, la balade hallucinatoire de Skolimowski… Alors oui, on pourra regretter que le palmarès accouche d’un panachage de valeurs sûres ou de propositions qui, on le devine, correspondent davantage à l’idée que se fait la profession du « film d’auteur populaire », à la fois supposément pointu et accessible – coïncidence éloquente, Triangle of Sadness a reçu, avant la Palme, le Prix des Cinémas Art et Essai de l’AFCAE. Ce qui étonne surtout dans la récompense attribuée à Östlund, c’est qu’elle paraît prématurée : non sans promesses, The Square comme Triangle… font preuve d’une réelle capacité à déplier, par la mise en scène, les potentialités d’une situation comique, mais se rabougrissent tous les deux pour livrer des fables qui finissent en queue de poisson ; c’est d’ailleurs la deuxième fois qu’on a l’impression d’assister à un film d’Östlund à moitié fini et pas encore poli. Gageons que ce double sacre n’incitera guère le cinéaste suédois à se remettre en question et à quitter son costume de moraliste lourdingue auscultant les affres du monde moderne et de la bourgeoisie. Mais au fond qu’importe : les Palmes d’or s’oublient (car elles récompensent rarement les films qui le méritent le plus), quand les œuvres, elles, restent. On ne sait pas si Cannes va mal, mais en tout cas le cinéma va bien.